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Importations de blé : le plaidoyer de l’Irad en faveur des farines locales

Pour l’Institut de recherches agricoles pour le développement, une loi devrait être adoptée pour l’incorporation de substituants locaux dans la fabrication du pain. Une perspective qui aurait pour effet de réduire la dépendance aux importations, de lutter contre le déséquilibre de la balance commerciale et d’agir sur la création de valeur ajoutée pour des milliers de producteurs. Bien que des écueils subsistent.

L’explosion des cours mondiaux du blé pousse les Etats à repenser leur politique alimentaire. Dans le sillage des pays veulent changer de paradigme, l’on retrouve le Cameroun qui vient d’assister à une augmentation des prix du pain suite aux pénuries de farine de blé et dont le corollaire est la hausse observée sur les marchés internationaux en raison de la guerre en Ukraine.  Le 6 avril dernier, l’Institut de recherches agricoles pour le développement (Irad), a publié une note portant sur la mise en œuvre de la politique d’import-substitution en ce qui est de la panification.

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Dans sa note, l’Institut fait un plaidoyer en faveur d’une loi imposant l’incorporation de 10% des farines de manioc dans la fabrication du pain. «Décréter une telle décision impliquerait une production de 680 200 tonnes de tubercules, 34 000 ha de champs, 6000 emplois directs et plus de 11 milliards de Fcfa d’économies chaque année», suggère l’Irad. Dans la perspective de l’implémentation de la politique d’import-substitution, poursuit l’Institut, le pays ayant opté d’asseoir sa souveraineté alimentaire au travers de sa stratégie nationale de développement à l’horizon 2030, «l’incorporation des farines locales dans les produits fabriqués par les meuniers, permettra de réduire les importations et de pleinement investir dans la transformation structurelle de l’économie camerounaise».

Pour Louis Marie Kakdeu, président de la coalition pour la production nationale au Cameroun, une loi supplémentaire pour cette option, serait un doublon administratif et alourdirait la mise en œuvre de l’import substitution. «Le cadre législatif et réglementaire actuel est suffisant. On n’a plus besoin d’une loi. Même une simple note ou une décision suffirait comme cela a été le cas au Nigeria. À la rigueur, même une simple interview du ministre suffirait pour enclencher le processus comme ce fut le cas au Ghana », pense-t-il.

Pour lui, les bénéfices d’une telle initiative sont multiples. «D’abord, cela permettra de lutter contre la pauvreté en trouvant des débouchés à nos paysans ; deuxièmement, ce projet va réduire le déficit de la balance commerciale du Cameroun qui se creuse davantage chaque année. Et on estime à 18 milliards de Fcfa, l’économie que l’on réaliserait en devises », poursuit-il. 

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De nombreux boulangers et pâtissiers camerounais ont démontré qu’il est possible de fabriquer du pain et autres pâtisseries de bonne qualité, à des prix réduits, à partir des farines locales. De grandes enseignes boulangères à Yaoundé, ne s’embarrassent pas de complexes pour proposer à  leurs clients du pain à base farine de patate douce, de maïs ou encore de manioc depuis un certain temps. Une initiative qui a conduit une batterie d’experts et de membres du gouvernement à s’exprimer en faveur de cette perspective avant la sortie de l’Irad.

Louis-Paul Motaze, ministre des Finances, Gabriel Mbairobe, ministre de l’Agriculture, ont tous confirmé les propositions de l’Irad face aux parlementaires lors de la dernière session. D’après le premier, sans plus de précisions, «on peut de manière progressive introduire certaines céréales dans la production du pain», tandis que pour le ministre de l’Agriculture,  «il est possible d’introduire sur le marché 30% de farine de manioc et de patate douce dans la fabrication du pain».

Pour le syndicat des boulangers, la farine de manioc est déjà utilisée pour la fabrication du pain. Son utilisation n’altère pas le goût et passe même inaperçue. « Ce pain est apprécié des clients et, compte tenu de sa consistance, peut passer jusqu’à trois jours avant d’être rassis », souffle un membre du syndicat.

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L’utilisation de farines composées en boulangerie remonte au début des années 80 au Cameroun avec l’élaboration du Ve plan quinquennal de développement économique et social. Ce plan, qui couvrait la période 1981/1986, mentionnait « qu’il y a lieu d’expérimenter et de généraliser l’introduction des farines composées au Cameroun ».  A cette époque l’industrie représentait 9000 salariés, une croissance annuelle de 6,7% pour 48,5 milliards de chiffre d’affaires. Depuis lors, plusieurs études et travaux de recherche ont été engagés dans cette direction entre 1981 et 1984 par la FAO en collaboration avec l’Office céréalier et les Etats-Unis à l’Ensiaac de Ngaoundéré.

Avec des projections d’importation estimées à 900 mille tonnes cette année, le blé reste la céréale la plus consommée au Cameroun avec 860 mille tonnes importées en 2020 pour des dépenses de 156 milliards de Fcfa. Sur la période 2012-2017, cette denrée a coûté 548 milliards de FCFA. Bien loin des 17 milliards de Fcfa d’importations de blé pour 287 888 tonnes de 1991.

« L’Etat peut créer des lignes de financements au niveau des banques commerciales pour booster cette initiative » 

Boniface Mbala, économiste

Le gouvernement et l’Irad joignent leurs voix au concert d’experts qui préconisent depuis des années l’incorporation de farines locales dans la fabrication du pain en substitution du blé. Sur le plan opérationnel, comment tout cela peut-t-il se mettre en place ?

On peut prendre élément par élément. En ce qui concerne la terre, on peut la trouver au Cameroun. Maintenant quand on parle de possibilité d’obtenir cette terre, il ne s’agit pas d’un champ national ou communautaire, où la terre a une étendue dans une zone précise ; mais il s’agit d’une implication nationale qui amène le gouvernement à lancer un programme avec des incitations. Si nous restons dans la filière manioc, l’Etat peut partir d’une posture suivant laquelle, la filière manioc engage une production à grande échelle et tous les opérateurs. On arrête une orientation stratégique, on crée un programme et les acteurs rentrent dans tous les départements où l’on peut produire du manioc. On peut citer les GICS dans le cadre des champs communautaires, des entreprises agricoles et des particuliers et là, de manière cumulée, on accède à cet objectif national sous l’impulsion et la régulation de l’Etat. C’est ainsi que la culture du riz se passe dans un pays comme le Vietnam. Là-bas, tout le monde est impliqué dans la production du riz avec un objectif national. L’Etat peut même avoir ses propres champs dans ce cadre c’est-à-dire de la production de manioc et les associations et les communautés sont impliquées.

Quid des équipements ? Cet objectif ne sera pas atteint à la main…

Sur ce plan, l’Etat doit s’impliquer également parce qu’on dit toujours qu’au départ et à la fin, c’est d’abord l’Etat parce qu’il dispose des outils et des instruments. Il peut fabriquer des hommes d’affaires intéressés même dans un secteur qui n’est pas très rentable parce que dans cette filière manioc, on n’est pas sûr que toutes les activités seront rentables. Et pour celles qui ne le sont pas, l’Etat accorde des subventions, des incitations fiscales par exemple. Le mouvement que l’Etat impulse en ce moment implique tellement de personnes physiques et morales y compris des outils de financements. Il y a le financement étatique qui peut être multilatéral c’est-à-dire qu’on peut s’endetter. Vous savez, une économie qui est en cours de basculement, qui va créer des mouvements différents par rapport à l’économie tel qu’elle fonctionne actuellement, je ne sais pas si nos partenaires seront prêts à la soutenir sur le plan bilatéral ou multilatéral.

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Imaginez un seul instant que notre pays se modernise tout en restant dans le monde, parce que quand on parle d’import-substitution, il n’agit pas de rentrer dans une économie insulaire, mais de rester dans une économie ouverte au monde dans le sens de la production de la compétitivité. Du coup, on n’est pas sûr qu’on pourrait avoir des financements de ce côté.  Mais l’Etat peut créer des lignes de financements au niveau des banques commerciales pour atteindre un certain niveau de financement de cette initiative. Parce qu’une économie qui a des ambitions de mutations ne sera pas très bien vue au niveau de ceux qui peuvent nous aider. Quel que soit le cas, la faisabilité est là même au niveau des équipements qui ne sont pas forcément les mêmes qu’utilisent les meuniers actuellement ; mais l’on pourrait faire des adaptations techniques.

Parlant de la main d’œuvre, est-ce que le pays en dispose assez sur le plan quantitatif et qualitatif ?

Il y a plusieurs niveaux de main d’œuvre. Le niveau le plus élevé qui est celui des ingénieurs, et le niveau intermédiaire, celui des techniciens. Je vais vous surprendre en vous disant que le Cameroun, en termes d’ingénieurs agronomes et agricoles, dispose d’un réservoir important. Malheureusement, la plupart des ingénieurs ont plutôt des postes administratifs et depuis longtemps, ils n’ont plus été sur le terrain. Le personnel intermédiaire même des ouvriers qualifiés ou ceux qui auront besoin d’une formation, on peut les trouver et les former à la réalisation des activités par rapport à un vaste programme comme celui-là.

Il y a un écueil qui est celui des meuniers qui sont constitués en lobby pratiquement aujourd’hui. Est-ce que l’idée de leur couper l’herbe sous les pieds ne va pas les irriter, et créer un goulot d’étranglement supplémentaire quant à la mise en œuvre de cette idée ?

Tout à fait. C’est un point important. Dès lors que nous sommes d’accord que les meuniers vont craindre les pertes des positions acquises, en réorientant l’activité de cette manière, on se rend compte que l’Etat est en train de les orienter vers un nouveau métier. Et ils ont la résistance au changement surtout qu’ils peuvent appréhender le fait qu’ils ne vont pas bénéficier d’un encadrement suffisant de la part de l’État. Ils peuvent par exemple craindre que l’Etat les amène à avoir de nouveaux équipements et ils ne disposant pas assez de moyens pour rentrer dans ce nouveau métier, ils peuvent légitiment exprimer des craintes. Et c’est effectivement à ce niveau que l’Etat doit s’impliquer davantage. Donc leur problème c’est la perte des avantages déjà acquis dans une position dominante concurrentielle. Mais un tel projet ne doit pas viser à les fragiliser. Au contraire. Quelles sont les solutions pour amener ceux qui sont dans le métier à s’y intéresser parce qu’il ne faut pas penser qu’on va recommencer avec de nouveaux meuniers, on a déjà un socle au départ dans cette industrie. L’Etat doit s’appuyer sur eux et leur garantir le maintien de leurs avantages. Il y a des incitations fiscales qui sont contenues dans le code des investissements. On peut leur accorder des emprunts pour un équipement remboursable au tiers ou aux deux tiers progressivement ; on leur ouvre des lignes de crédit par rapport à ce basculement institutionnel et industriel. Si on le leur garantit tout ceci par des textes comme le préconise l’Irad, ça devrait aller. Parce que la force juridique d’une réunion ou d’un communiqué est très faible. Et c’est cette loi qui va donner cette force ainsi que la confiance aux opérateurs économiques mais également à toute la filière sur la base de ces incitations.

Simon Pierre Mbarga

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