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Jean-Pierre Kedi : un symbole de la légalité républicaine s’est éteint

Libéralisation du secteur, gel des tarifs…l’ex-directeur général de l’ARSEL, décédé le 13 janvier, dans un accident de la circulation, s’était rendu célèbre par sa démission en 2019, pour se conformer aux lois du 12 juillet 2017 portant statut général des entreprises et établissements publics, qui limitent à 09 ans non renouvelables les mandats des dirigeants. Itinéraire d’un légaliste jusqu’au bout des ongles.

Jean-Pierre Kedi a été brutalement arraché à la vie le samedi, 13 janvier dernier, dans un accident de la circulation survenu dans la localité de Balamba, dans le Mbam et Inoubou (Centre), son département d’origine et dont il était par ailleurs « l’une des plus belles mécaniques intellectuelles », aux dires du député Peter William Mandio. La nouvelle de son décès s’est répandue comme une trainée de poudre, ravivant le souvenir de sa démission aussi inattendue que surprenante du poste de directeur général de l’Agence de régulation du secteur de l’électricité (ARSEL), le 27 juin 2019, pour se conformer à la législation en vigueur qui dispose que le directeur général et le directeur général adjoint d’une société publique sont nommés pour un mandat de 03 ans renouvelable éventuellement deux fois et donc, que ces mandats ne peuvent excéder 09 ans.

Pour comprendre, le 19 juin 2019, le président de la République signe, avec un retard de deux ans, le décret d’application des lois du 12 juillet 2017 portant statut général des entreprises et établissements publics. Paul Biya accorde une période transitoire de trois mois – jusqu’au 19 septembre – aux directeurs généraux et présidents de conseils d’administration hors-la-loi, c’est-à-dire, tous ceux qui avaient passé plus de 09 ans en poste, pour se conformer à la nouvelle législation, en démissionnant après avoir, préalablement, pris des dispositions pour une bonne continuité du service.

La nouvelle loi se veut en effet rigide quant au fait qu’aucun patron ou président de conseil d’administration d’une société publique ou d’un établissement public ne puisse plus excéder le mandat de neuf ans en fonction. Dans la foulée, Jean-Pierre Kedi, qui dirige alors l’ARSEL depuis septembre 2010, fait part au ministre de l’Eau et de l’Energie de son intention de libérer le poste à la date du 19 septembre fixée par le chef de l’Etat. Légaliste jusqu’au bout des doigts, il prend la peine de rappeler, dans la même correspondance adressée à sa tutelle, que les mandats du directeur général adjoint et du président du conseil d’administration sont également échus. Un fait rare sous nos latitudes, un viol flagrant des codes d’un système où le fait de démissionner ne manque pas charrier des suspicions. Le 21 août, Paul Biya le remplace par Jean Pascal Nkou, qui occupait jusque-là le poste de chef de division des analyses politiques et économiques au ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat), sans même lui permettre de liquider la période transitoire qu’il avait lui-même arrêtée.

Jurisprudence Ondoua Biwole

Le chef de l’Etat limoge également Martin Aristide Okouda, le Pca qui était en poste depuis 19 ans – l’ancien ministre des Travaux publics est finalement décédé le 09 avril 2021 -, mais maintient le directeur général adjoint, Honoré Tapamo Demenou, qui était pourtant forclos lui aussi. Le président de la République avait, de toute évidence, pris la démission de Jean-Pierre Kedi comme un crime de lèse-président, voire un affront. Car, bien avant ce « remue-ménage » à l’ARSEL, Paul Biya avait fait volte-face en mettant entre parenthèses le décret d’application du 19 juin. Le 13 août suivant, il avait en effet demandé, par l’entremise du ministre d’Etat, secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, à tous les Dg et Pca frappés de forclusion de rester en poste jusqu’à nouvel avis.

L’on lui appliquait ainsi, brutalement, la « jurisprudence Ondoua Biwole ». Cette universitaire, enseignante de gestion et ancien inspecteur général au ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative (Minfopra), avait subi quelques mois auparavant, la colère de Paul Biya pour avoir la première, en tant que directeur général adjoint de l’Institut supérieur de management public (ISMP), demandé au conseil d’administration de cette structure de prendre des dispositions pour la fin de son mandat. Un précédent dans l’univers des entreprises et établissements publics locaux, où déposer son tablier, avec la renonciation des privilèges qui vont avec, est considéré comme une anomalie.

En poste depuis le 29 juin 2010, elle avait annoncé aux administrateurs, courant février 2019, qu’elle comptait se retirer le 30 juin suivant, soit le lendemain de l’expiration de son mandat, et demandait à ceux-ci de prendre « les dispositions nécessaires pour le bon fonctionnement de l’établissement public, en attendant la nomination par l’autorité investie par le pouvoir de nomination», conformément à l’article 42 (3) des lois susmentionnées. Le mois suivant sa sortie, le 06 mars, un décret présidentiel la débarquait et la remplaçait par Jean Marcel Okeng. Viviane Ondoua, qui a pris son limogeage avec beaucoup de stoïcisme, poursuit depuis sa carrière à l’université, où elle n’a cessé de monter en grade – elle est désormais professeure titulaire des universités, tout en continuant de diriger son cabinet de consultance.

lire aussi : L’Arsel veut auditer les opérateurs du secteur de l’électricité

Etait-ce également le cas pour Jean-Pierre Kedi ? A l’annonce de son décès, Serge Dieudonné Ntsek, juriste, par ailleurs inspecteur général des services budgétaires au ministère des Finances (Minfi), qui a connu ce fonctionnaire bon teint du temps où ils officiaient tous deux comme membres de la commission de passation des marchés du ministère de la Défense (Mindef), a indiqué dans un post sur Facebook qu’il avait exprimé quelques regrets dans les mois ayant suivi sa démission.

Principe de non rétroactivité

Serge Dieudonné Ntsek confie avoir en effet tenté de dissuader son « ami » de démissionner, s’appuyant sur le principe de non rétroactivité de la loi – celle-ci n’est pas antérieure à sa nomination, mais ce dernier avait ignoré ses conseils. Seulement, ce débat sur la non rétroactivité des lois de 2017 est loin d’avoir été vidé. A preuve, dans son rapport 2022, publié il y a deux semaines, la Commission technique de réhabilitation (CTR) des entreprises publiques, souligne que la problématique de la gouvernance des entreprises et établissements publics au Cameroun demeure, « car, l’on observe que 34,48% des présidents des conseils d’administrations, 14,9% directeurs généraux et 16,6% directeur généraux adjoints ont des mandats échus si l’on se réfère aux dispositions y afférentes des lois n°2017010 et du n°2017 011 du 12 juillet 2017 portant statut général des établissements publics et entreprises publiques ». Peu importe, Jean-Pierre Kedi dont la candidature à l’investiture du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc) pour les élections municipales de 2020 avait été rejetée sans autre forme de procès par les barons locaux du parti dans le Mbam et Inoubou. Certains observateurs y ont perçu la continuité d’une logique de marginalisation pour lui faire payer son effronterie. Mais l’intéressé avait réussi à tourner la page Arsel et fonctionnait en freelance comme consultant pour diverses organisations.

En tout cas, beaucoup considèrent que le maintien en poste de dirigeants forclos est une entorse à l’Etat de droit, tant les lois de 2017 avaient vocation à mettre fin au phénomène de fossilisation des individus à la tête des entités publiques. A contrario, la démission de Jean-Pierre Kedi il y a 5 ans est perçue comme une borne de l’histoire politico-administrative du Cameroun et une preuve qu’aucun dirigeant n’a véritablement les mains liées pour se maintenir aux affaires. Cadre compétent, l’ancien Dg de l’Arsel est un ingénieur électromécanicien, diplômé de l’Ecole nationale supérieure polytechnique de Yaoundé. Avant sa nomination à la tête de cette entité, il a officié à l’ex-ministère des Industrie, des Mines et du développement technologique comme secrétaire général de 2007 à 2010, après un passage à la présidence de la République comme conseiller technique entre 2005 et 2007. Mais, c’est au sein de l’ancien ministère du Plan qu’il a bâti sa carrière et gravi tous les échelons jusqu’au poste de d’inspecteur général des services entre 2002 et 2005. Son passage de 09 ans à l’ARSEL, qui a coïncidé avec la relance des investissements en 2010, a fait de lui un acteur majeur du secteur de l’électricité.

Finelec

Entre autres actions d’éclat à mettre à son actif, il a lancé en 2011, soit l’année qui a suivi sa nomination, le très médiatisé Forum international de l’électricité (Finelec). Pour sa première édition, elle avait réuni plus de 300 entreprises du secteur venu des quatre coins du globe, au Palais des congrès de Yaoundé. Entre autres objectifs, cet événement international couplé à partir de 2012 au salon « Invest’Elec » co-organisé avec l’Union européenne, visait la promotion et le développement d’un marché de l’emploi dans les métiers du secteur, l’émergence de nouveaux opérateurs, le développement de sources d’énergies renouvelables, l’identification des réformes nécessaires, les mutations technologiques. Il visait également la densification des mesures environnementales, le financement du secteur, le renforcement des capacités des acteurs, la mise en place d’un marché sous-régional de l’électricité et la coopération accrue entre les acteurs du secteur de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique de l’Afrique centrale. Ce double événement de périodicité annuelle est malheureusement en hibernation depuis quelques années.

Gel des tarifs de l’électricité

Jean-Pierre Kedi partageait le rêve qu’avec le potentiel hydro-électrique du Cameroun, si chacune de ses 360 communes lançait un projet visant à produire seulement 10 MW grâce aux petites chutes d’eau (micro-hydroélectricité), ou par la biomasse, on arriverait en un temps record à tripler (au moins) l’offre énergétique du pays qui tournait autour de 1000 MW il y a une dizaine d’années. A mettre également à son actif, le gel en 2014 des tarifs de l’électricité aux ménages, après la dernière hausse de 5% décidé en avril 2010 par l’ex-concessionnaire Aes/Sonel, « sans l’aval du régulateur et malgré l’annulation desdits tarifs par le gouvernement», avait-il dénoncé dans un communiqué qu’il signe le mois qui avait suivi sa nomination.  En 2013 et 2014, il avait infligé des pénalités cumulées  de 15 milliards Fcfa au concessionnaire du service public de l’électricité, pour qualité approximative du service, entre autres motifs qui ont bloqué la hausse des tarifs. Cet ingénieur polytechnicien aura également énormément œuvré au décloisonnement du secteur de l’électricité, grâce à son immense contribution dans l’élaboration de la loi du 14 décembre 2014 qui le régit. C’est ce texte qui a consacré la séparation des activités de production, de transport et de distribution de l’énergie, jadis gérées par un seul acteur.

C’est grâce à ce texte que Paul Biya crée la Société nationale de transport d’électricité (Sonatrel), le 08 octobre 2015. En 2018, Jean-Pierre Kedi avait mis en place au sein de l’ARSEL, une plateforme de conciliation qui permet de régler les différends entre clients et Eneo. Pour mémoire, L’Agence de régulation du secteur de l’électricité, instituée par la loi n°98/022 du 24 décembre 1998, est régie par la loi n°2011/022 du 14 décembre 2011, régissant le secteur de l’électricité. Avec un statut d’établissement public administratif, elle assure la régulation, le contrôle et le suivi des activités des exploitants et des opérateurs du secteur de l’électricité.  Plus spécifiquement, elle est chargée de : veiller au respect des textes législatifs et réglementaires applicables au secteur de l’électricité, ainsi que des contrats de concession, de licence, d’autorisation et de toute autre forme de contrat adopté dans ce cadre ; s’assurer que l’accès aux réseaux s’effectue dans les conditions objectives, transparentes et non discriminatoires ; veiller aux intérêts des consommateurs et d’assurer la protection de leurs droits pour ce qui est du prix, de la fourniture et de la qualité de l’énergie électrique ; garantir une concurrence saine et loyale dans le secteur d’électricité ; mettre en œuvre, suivre et contrôler le système tarifaire établi dans le respect des méthodes et procédures fixées par l’administration chargée de l’électricité, entre autres missions.

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