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Lettre ouverte de Christophe Bobiokono au président du CNC

Monsieur le Président,

Qu’il me soit d’emblée permis de vous remercier solennellement et de saluer l’ouverture d’esprit manifesté à mon égard pour avoir accepté que nous discutions, le 10 mai 2022, de ma perception du travail du Conseil national de la Communication (CNC ou conseil) au sujet du traitement des plaintes contre les journalistes et les organes de presse. Je me permets d’étendre ces mots de gratitude à M. Serges Ngando Ntonè, membre du Conseil, l’initiateur de la rencontre que vous avez accueillie en votre cabinet, en présence du Pr Jean Thobi Hond, le Secrétaire général du conseil. J’ai apprécié à sa juste valeur le contenu de nos échanges même si j’ai eu le sentiment de n’avoir pas été bien compris, raison pour laquelle je vous adresse finalement cette lettre ouverte avec l’espoir de prolonger la réflexion et d’œuvrer pour une régulation efficace du travail des médias dans notre pays.

En fait, j’avais projeté de vous interpeller publiquement à l’occasion du 3 mai 2020, journée mondiale de la liberté de presse, estimant que la plupart des décisions rendues par l’organe que vous dirigez l’étaient en défaveur de la profession, parce qu’issues d’un processus biaisé et piloté en grande part par des mains inexpertes parfois, hélas, habitée par la mauvaise foi. J’estimais que le regard critique de l’ancien membre du conseil que je suis était nécessaire pour lancer un débat public sur une pratique clairement attentatoire à la liberté de la presse. Cette idée a été réveillée suite à l’avertissement infligé de façon injustifiée selon moi au journal «EcoMatin» le 18 mars 2021. Je m’en suis ouvert il y a quelques semaines à mon aîné et ancien maître Serges Ngando Ntonè, qui a estimé, à raison, qu’une concertation était nécessaire avec le président du CNC, avant toute interpellation publique éventuelle.

J’estimais que le regard critique de l’ancien membre du conseil que je suis était nécessaire pour lancer un débat public sur une pratique clairement attentatoire à la liberté de la presse. Cette idée a été réveillée suite à l’avertissement infligé de façon injustifiée selon moi au journal «EcoMatin» le 18 mars 2021

J’ai beaucoup appris au cours de notre concertation assez riche, notamment sur l’état d’esprit de l’équipe actuelle du CNC dans sa volonté de promouvoir un journalisme de qualité pour la bonne information du public en général. J’ai notamment été informé que le CNC avait récemment adopté une nouvelle procédure de traitement des plaintes pour améliorer la qualité du travail de l’institution, avec, désormais, une plus grande implication des membres dans l’examen des plaintes. C’est une évolution que tout observateur averti de la scène médiatique de notre pays se doit se saluer. Mais, sous réserve de découvrir cet instrument, je me permets de partager avec vous, et cette fois en prenant le public à témoin, les inquiétudes que suscitent le travail du CNC (II) après avoir planté le décor par une brève analyse (I), à titre d’exemple, de la décision rendue contre «EcoMatin».

I – LES CURIOSITES DE LA DECISION

J’ai donc lu avec grand intérêt la décision N°000128/CNC du 18 mars 2022 rendue par l’institution que vous dirigez, qui inflige un avertissement à l’éditeur du journal «EcoMatin» et à l’un de ses collaborateurs, journaliste, pour ce qui est dénommé «manquement professionnel consécutif à une investigation insuffisante ayant conduit à la publication dans son numéro 455 d’accusations non fondées de montages financiers et de pratiques fiscales douteuses, consécutives d’atteintes à la déontologie professionnelle en matière de communication sociale à l’encontre de M. Avinash Ompracash Hingorani, directeur des agences Sammy’s Création et Rêves voyages.»

Etant un observateur privilégié du processus ayant abouti à cette décision pour avoir été associé par les responsables de «EcoMatin» lors de l’une de leurs comparutions devant le CNC, je la trouve curieuse à plusieurs égards. Mais, avant de m’étendre davantage sur lesdites curiosités, j’aimerais faire un petit rappel des faits pour que le lecteur soit bien situé.

L’homme d’affaires indien Avinash Ompracash Hingorani a saisi le CNC par l’entremise de son avocat, Maître Lebel Elomo Manga, d’une plainte contre «EcoMatin», le 8 juillet 2021. Après examen (instruction préalable) de cette plainte par la Cellule juridique du CNC, le Secrétaire général a fait convoquer l’éditeur du journal et ses collaborateurs, pour leur demander de faire amende honorable en adressant une lettre d’excuses au plaignant.

M. Fidieck A Bidias Emile, le directeur de la publication (DP), estimant que cette proposition était une manière de lui extorquer un aveu afin d’asseoir implicitement la condamnation de son journal alors que les membres du Conseil eux-mêmes n’avaient pas encore pris connaissance du dossier, s’est révolté contre une telle approche. Il vous a adressé, par le canal de son avocat, Me Eyangoh Louis Gabriel, une correspondance pour demander d’être auditionné par le conseil après avoir mis en exergue les faiblesses de l’instruction jusque-là du dossier concernant son client. Le CNC a mis sur pied une commission ad hoc de trois membres présidée par M. Guibaï Gatama pour réétudier le dossier, laquelle a dressé un rapport à l’attention de l’ensemble du collège des neuf membres du Conseil après avoir mené son investigation. Les conclusions de ce rapport daté du 8 novembre 2021 ont été largement favorables au journal et à ses hommes, puisque «EcoMatin» a récolté 38 points sur 40 possibles selon l’appréciation générale de la démarche professionnelle observée par le journal avant la publication des articles en cause.

Le DP de «EcoMatin» m’a fait à l’époque l’amitié de m’associer dans l’équipe qui devait défendre son cas devant la commission Guibaï Gatama. J’ai donc eu l’opportunité d’être témoin d’une partie de l’instruction du dossier et, compte tenu des échanges denses avec la commission ad hoc et de la pille des documents présentés par le journal pour sa défense, je n’ai pas été surpris que le rapport de la commission ad hoc lui soit amplement favorable par rapport au processus ayant présidé à la publication des articles qui suscitent le courroux de M. Avinash Ompracash Hingorani. Dès lors, l’avertissement que vous avez infligé au DP de «EcoMatin» et à son journaliste ne se justifie pas du tout. Pour moi, il s’agit d’une atteinte publique injustifiée à l’honorabilité du journal dont la décision laisse transparaître, de la part du CNC, une espèce d’acharnement nourrie par les prédispositions du conseil à condamner d’avance les journalistes.

Présomption de culpabilité

Votre décision, que j’ai lue et relue, ne rappelle nulle part le contenu de la plainte de M. Avinash Ompracash Hingorani. Le lecteur attentif n’y trouve pas ce que l’homme d’affaires indien reproche précisément à «EcoMatin». Or, c’est un homme de l’art, Maître Lebel Elomo Manga pour ne pas le nommer, qui a rédigé ladite plainte. Le document tient en une page et demie. Il cible très clairement l’article intitulé «Trafic humain, enquête sur l’exploitation des Indiens au Cameroun». «Dans cet article, soutient l’avocat, sieur Emile Fidieck fait mention de ce que sieur Avinash Hingorani commet à l’endroit de ses employés divers forfaits parmi lesquels l’exploitation abusive de ses employés (indiens), des actes de tortures psychologiques et physiques, des manœuvres d’intimidation et que ce dernier aurait des pratiques fiscales douteuse».

Dès lors, l’avertissement que vous avez infligé au DP de «EcoMatin» et à son journaliste ne se justifie pas du tout. Pour moi, il s’agit d’une atteinte publique injustifiée à l’honorabilité du journal dont la décision laisse transparaître, de la part du CNC, une espèce d’acharnement nourrie par les prédispositions du conseil à condamner d’avance les journalistes

Maître Lebel Elomo Manga estime que l’article n’a pour seul but que de «porter atteinte à l’honneur et à la personnalité» de son client, tant il est constant, écrit-il, que «M. Emile Fidieck n’a aucune preuve de tous ces faits mis au passif de [son] client». Il proclame alors, sans en donner le moindre argument et le moindre document, que les faits rapportés par le journal dans l’article querellé «sont constitutifs d’atteintes à l’éthique et à la déontologie professionnelles».

On constate donc à la lecture de votre décision que le CNC s’est souverainement substitué au milliardaire indien pour identifier lui-même dans la publication en cause les «extraits», huit au total, qu’il considère comme problématiques. C’est un constat qui appelle l’interrogation suivante : sur quelle base, sans aucune connaissance préalable sur le dossier objet de l’article, le CNC peut-il d’entrée de jeu fonder sa conviction que les écrits de «EcoMatin» relèvent d’une démarche professionnelle blâmable ? Cette attitude du CNC, qui n’est pas propre au traitement de la plainte de M. Avinash Ompracash Hingorani, semble traduire malheureusement une prédisposition de l’organe que vous dirigez à condamner d’avance la presse et les professionnels des médias.

Devant le silence de la plainte de M. Avinash Ompracash Hingorani sur le bien-fondé de ses récriminations à l’égard du journal, le conseil que vous dirigez aurait dû prendre la précaution de l’auditionner dans le but de cerner ses reproches relatifs à la démarche professionnelle de «EcoMatin» et du contenu de l’article mis en cause. Cette audition, suivie de celle des responsables du journal, aurait pu donner lieu à une confrontation pour une meilleure identification par le CNC des fautes professionnelles probablement commises par les journalistes. En agissant autrement, au mépris d’ailleurs de sa propre procédure de traitement des plaintes, l’organe de régulation se rend déjà coupable sans s’en rendre compte (et c’est ça le plus grave !) d’un détestable parti pris.

En effet, alors que l’article 6 de la procédure relatif aux «modalités de saisine» de l’institution indique que «toute plainte adressée au CNC doit comporter de manière lisible (entre autres) les preuves matérielles de l’accusation dans la mesure du possible», le conseil s’est totalement refusé de demander à M. Avinash Ompracash Hingorani de lui présenter ses documents fiscaux, ce qui n’est pas la mer à boire. Le conseil aurait tout aussi pu se rattraper en organisant «une confrontation entre les parties en litige», tel que prévu dans l’article 9 du document de procédure relatif aux étapes de l’instruction, mais il s’en est abstenu pour accuser le journal de façon arbitraire en prenant la place du milliardaire indien. Dès lors, la décision du CNC qui en découle ne saurait être qualifiée de contradictoire parce que la contradiction s’est curieusement faite entre le Conseil et les mis en cause.

Acharnement excessif

Bien plus, le CNC ne se contente pas de se substituer au plaignant pour accuser et sanctionner à la fois, puisque sa décision est totalement muette sur les aspects de la démarche professionnelle empruntée par journal au moment de son enquête, qui méritent d’être portés à la connaissance du public. C’est au détour d’une petite phrase qu’on peut lire que le journal a versé au dossier du CNC «une somme de documents justifiant la plupart des informations publiées à l’encontre de M. Avinash Ompracash Hingorani». Le CNC ne motive (soutient) pas d’avantage cette position, pourtant les éléments ne manquent pas pour apprécier les nombreux efforts de recoupement et de vérification des faits par le journal avant leur publication. Le conseil se soucie plus d’étaler la litanie des «reproches» arbitrairement identifiés contre le journal, faisant encore preuve d’iniquité.

La décision déclare justement que le journal n’a pas prouvé «les accusations de montages financiers et de pratiques fiscales douteuses contestées par le plaignant». Et il s’en suit pas moins de neuf (9) «attendu», donc autant de paragraphes dans lesquels le CNC essaie de faire la démonstration que le journal s’est rendu, selon lui, coupable «d’une investigation insuffisante». C’est un acharnement excessif qui ne se justifie du reste pas comme on va le mettre en évidence plus loin, «EcoMatin» ayant, en vain, multiplié des initiatives pour que l’homme d’affaires indien puisse donner sa version des faits sur ses pratiques de gestion peu commodes dénoncées par ses anciens employés… Des initiatives du journal qui ont largement été portées à la connaissance du CNC.

Rappelons, pour souligner la gravité de la décision rendue par le CNC, que l’article querellé s’est appuyé sur des témoignages incontestés d’anciens collaborateurs (des victimes des exactions) de M. Avinash Ompracash Hingorani appuyés par des documents, qui sont des sources journalistiques de première main (On y revient). Les dénonciations des «accusations de montages financiers et des pratiques fiscales douteuses» ont été faites par ces acteurs internes de l’entreprise qui témoignent sur leur vécu au sein des entreprises de l’homme d’affaires indien. Ces dénonciateurs et leurs documents sont (déjà) à considérer comme des sources d’information de première main pour tout journaliste sérieux.

Le journal a aussi longuement approché le directeur des agences Sammy’s Création et Rêves voyages dans la phase de collecte de ses informations pour avoir sa version des faits, mais ce dernier n’a jamais répondu, croyant que ses manœuvres dilatoires et ses menaces explicites contre le journal pouvaient faire échec à la publication d’un article sur des faits assez graves concernant un sujet digne d’intérêt pour le public et, surtout, des faits appuyés par de nombreux documents probants. Dans un courriel du 1er juillet 2021 dont la copie a été mise à la disposition du CNC, le DP de «EcoMatin» demande explicitement à M. Avinash Ompracash «un exemplaire des contrats de [ses] employés [recrutés en Inde] afin de vérifier leur conformité avec la législation camerounaise notamment en ce qui concerne le paiement des impôts», puis les «trois dernières déclarations fiscales, question d’attester du paiement régulier de [ses] impôts».

Lors de son audition par la Commission Guibaï, le journal a fourni des documents suffisants sur lesquels se basaient les dénonciations faites par les anciens employés du milliardaire indien en particulier sur ses «pratiques douteuses» à l’égard du fisc. On peut lire distinctement ceci en pages 11 et 12 du rapport de cette commission ad hoc : «Relativement à l’accusation de pratiques frauduleuses, les mis en cause ont présenté un certain nombre de documents commerciaux ainsi que des déclarations ou encore des documents du fisc avec pour objectif de prouver que les pratiques fiscales de M. Avinash Hingorani sont peu orthodoxes en ce sens que le chiffre d’affaires qu’il déclare régulièrement pour être soumis au régime de la patente ne correspond pas à la réalité. (…) [Le journal] dit notamment que le plaignant profite du régime de la déclaration pour faire de fausses déclarations. Notamment, il ressort des 14 avis d’imposition mis en pièces jointes que depuis 2013, le plaignant n’a pas déclaré plus de 50 millions de francs de chiffre d’affaires alors que la rédaction d’EcoMatin a reçu des preuves de paiements qui avoisinent le milliard (de francs) dans le portefeuille d’un seul de ses clients.»

En plus, dans l’article querellé, l’évocation des pratiques fiscales douteuses est étayée par l’avis d’un spécialiste du Code du travail camerounais. M. Njocke Mathieu, puisqu’il s’agit de lui, affirme au regard des documents à lui présentés qu’il est évident que «les contrats (de travail des employés indiens de M. Avinash) n’ont pas été déclarés au ministère du travail comme le prévoit les textes. Cet homme ne paie clairement aucune taxe sur les revenus (TSR) établie à 5% du salaire et qui est prélevée à la source lorsque les salaires des employés sont reversés à l’étranger».

On constate donc à la lecture de votre décision que le CNC s’est souverainement substitué au milliardaire indien pour identifier lui-même dans la publication en cause les «extraits», huit au total, qu’il considère comme problématiques

«EcoMatin» s’est par ailleurs rapproché d’autres sources, dont l’Agence nationale d’investigations financières (Anif) la Direction générale des impôts, pour compléter son travail. Que cette administration n’ait pas apporté des réponses au journal en évoquant son obligation de réserve ne constitue en rien une faute professionnelle ou alors une raison de nature à empêcher la publication d’un article sur le sujet au regard des informations déjà détenues par le journal. Saut à être armé d’une sacrée mauvaise foi doublée d’une malhonnêteté intellectuelle, il est difficile dans les circonstances ici rappelées de dire insuffisante l’investigation faite par le journal. Et d’ailleurs, la décision du CNC peine à justifier cette proclamation totalement arbitraire.

Dépassement de fonction

Le déséquilibre de la motivation (démonstration de la faute) de la décision est donc saisissant, le CNC ayant choisi de prendre fait et cause pour l’homme d’affaires indien. Et, à la lecture de la décision rendue, le journaliste professionnel ne peut s’empêcher de poser la question de savoir si une investigation journalistique se limite à la présentation des «preuves» des faits qu’un journal expose dans un article pour être considérée comme suffisante. Le CNC semble ignorer l’importance du témoignage dans un article de presse. Le journaliste, qui ne dispose d’aucun moyen de coercition, peut-il être soumis à l’obligation d’arracher des réponses et documents (des preuves) aux sources qu’il approche lorsque ses efforts de recoupement et de vérification sont suffisants auprès d’autres sources de première main ? Le conseil semble répondre curieusement par l’affirmative.

En plus, l’organe de régulation va jusqu’à déclarer dans sa propre décision sans en faire la démonstration, mais en s’assoyant sur ses seules convictions, que le journal a publié des «accusations non fondées de montages financiers et de pratiques fiscales douteuses». Une telle déclaration (jugement ?) aurait pu se comprendre si, à la place des insuffisances supposées des informations fournies par le journal, le conseil s’appuyait sur les déclarations du plaignant soutenues par des documents probants. M. Avinash Ompracash Hingorani, s’il est sûr de lui, aurait pu facilement donner copie de ses déclarations fiscales à l’organe de régulation pour ne pas le laisser s’embourber dans de simples spéculations…

Il n’est point besoin de s’étendre longuement pour constater que la décision N°000128/CNC du 18 mars 2022 rendue par l’institution que vous dirigez ne «parle» pas à la corporation comme elle aurait dû le faire, en édifiant le public et singulièrement les journalistes professionnels sur les défaillances supposées de la démarche journalistique de «EcoMatin» dans ce cas précis. Elle ne dit pas ce que le journaliste aurait dû faire pour assouvir le droit du public à l’information devant un sujet digne d’intérêt et suffisamment documenté. Cette décision ne peut donc faire œuvre utile. Elle se contente d’humilier un travail appréciable dans l’environnement camerounais (selon votre propre jugement aussi) à défaut d’être exceptionnel. Elle ne participe guère à la régulation du secteur médiatique qui est la mission du CNC.

Le CNC ne motive (soutient) pas d’avantage cette position, pourtant les éléments ne manquent pas pour apprécier les nombreux efforts de recoupement et de vérification des faits par le journal avant leur publication. Le conseil se soucie plus d’étaler la litanie des «reproches» arbitrairement identifiés contre le journal, faisant encore preuve d’iniquité

A vrai dire, en tant qu’ancien membre du CNC, je ne suis pas surpris que ses décisions soient aussi contestables (et à raison !), pour avoir personnellement bataillé de l’intérieur avec quelques anciens collègues pendant près de 5 ans, avec peu de bonheur malheureusement, pour améliorer le processus de traitement des requêtes des usagers et le contenu des décisions rendues par l’institution en la matière. Le nombre relativement limité des recours judiciaires effectués contre les décisions du CNC ne traduit pas nécessairement la qualité desdites décisions comme le prétendent généralement certains de vos collaborateurs (C’est un argument régulièrement évoqué par le SG du CNC). Il suffit de lire certaines décisions rendues par le juge administratif dans les rares cas où il a été saisi contre le CNC pour se faire une idée toute autre…

II – LES RAISONS D’UNE INQUIETUDE

Si j’exprime aujourd’hui mon inquiétude par rapport au travail du CNC, c’est parce que j’ai la conviction profonde que les décisions du type de celle qui a été rendue contre «EcoMatin» vont encore se multiplier dans l’avenir malgré leurs défauts congénitaux évidents. Je l’affirme tout en sachant, comme déjà souligné plus haut, qu’une nouvelle procédure de traitement des plaintes a été adoptée au cours de la toute dernière session extraordinaire du Conseil, bien qu’elle n’ait pas encore été rendue publique.

En effet, il ne suffit pas d’améliorer la procédure pour aboutir à de meilleures décisions. Il faudrait encore que les préposés au respect des règles du métier soient déjà bien outillés pour leur travail et qu’ils aient à cœur de se soumettre eux-mêmes à la procédure adoptée. Or, ça a été rarement le cas jusqu’à présent. Et notre discussion du 10 mai dernier ne me rassure pas que vous en soyez conscients. Pour moi, les conditions ne sont pas encore réunies pour changer suffisamment la donne, parce que l’institution que vous dirigez souffre certes de ses procédures de travail (vous vous en êtes vous-même aperçu), mais aussi et surtout des profils et du professionnalisme de ses hommes.

Des cadres peu outillés

S’agissant des profils, il est nécessaire de rappeler à titre préalable, pour rester dans le cas du traitement des plaintes, que ce travail se fait en trois phases : une première par les cadres permanents de l’institution au sein (ou autour) de la cellule juridique, qu’on appelle instruction préalable ; une seconde par les membres du CNC, qui est la prise de décision ; et la troisième par le secrétaire général du CNC, qui est la rédaction de la décision. Il s’agit ici de la pratique. C’est un processus qui porte déjà en lui les germes de la qualité contestable des décisions qui est l’objet de cette interpellation.

En effet, dans l’effectif actuel des cadres du CNC, il y a, si je ne m’abuse, au maximum deux journalistes justifiant d’une expérience de terrain, encore que le plus capé d’entre eux n’intervient que de façon conjoncturelle dans le traitement des requêtes. Tous les autres cadres sont soit des journalistes sans expérience véritable dans une rédaction, soit d’autres diplômés de l’enseignement supérieur (juristes, ingénieurs, économistes, etc.) recrutés pour certains dans une sorte de clientélisme sans aucune expérience professionnelle et/ou aucune connaissance du champ du journalisme.

Ce sont ces personnes pour l’essentiel étrangères au journalisme de terrain qui instruisent pourtant en premier les dossiers concernant les professionnels des médias et les entreprises de presse sur les aspects touchant aux pratiques professionnelles. On n’est pas du tout étonné qu’entre ces cadres-là et les professionnels des médias (les vrais), ce soit presque toujours le langage des sourds. Ça se reflète automatiquement sur la qualité du travail (on peut s’y étendre si nécessaire) et dans les procès-verbaux d’instruction transmis aux neuf membres du Conseil pour la prise des décisions.

Des conseillers peu impliqués

Le Conseil lui-même compte neuf membres, dont huit professionnels et un universitaire. Mais plusieurs n’ont jamais été préparés pour assumer la responsabilité qui leur incombe aujourd’hui. Or, le décret présidentiel ne confère guère la compétence, notamment celle de juger. On ne serait pas en face d’un problème si des dispositions adéquates étaient prises dès la prise de fonction des membres, pour optimiser les expériences professionnelles des uns et des autres afin d’améliorer leur contribution en matière de régulation. En dépit du talent incontesté de plusieurs et de la richesse de leurs carrières professionnelles respectives, on peut comprendre que l’examen efficace des requêtes ne soit pas le dada de la plupart.

Vous savez sans doute, au regard de la pratique, que peu de membres du conseil (et ce n’est pas une exclusivité du CNC) s’investissement dans l’appropriation des dossiers dont l’examen leur est soumis afin de préparer leurs contributions. Quand on observe le temps investi dans le traitement des plaintes au cours des sessions du CNC, on comprend aisément que les conditions d’un traitement approfondi ne sont pas réunies. Parfois en deux ou trois heures, une dizaine, voire une vingtaine de dossiers sont entièrement traités. Et très rarement, le conseil qui a pourtant la responsabilité de rendre la décision, n’est pas au contact direct des professionnels mis en cause. Il prend donc la décision sur la base des rapports qui émanent de la cellule d’instruction. C’est clairement insuffisant pour assurer une décision de qualité.

Le plus surprenant, c’est que les membres du conseil décident sur la base du seul rapport d’instruction, sans un projet de décision en main. Parfois, la prise de décision se limite, après lecture du rapport d’instruction, à un vote pour dire si oui ou non le professionnel mis en cause est coupable. Un second vote suit en cas de besoin pour décider de la sanction à infliger. Tout cela se fait sans une grille précise de lecture des articles de presse (qu’est-ce qui guide les yeux de ceux qui examinent), sans grille des fautes professionnelles et sans une grille des sanctions. Des sanctions sont prises en l’absence de toute grille, donc de façon totalement arbitraire.

Si j’exprime aujourd’hui mon inquiétude par rapport au travail du CNC, c’est parce que j’ai la conviction profonde que les décisions du type de celle qui a été rendue contre «EcoMatin» vont encore se multiplier dans l’avenir malgré leurs défauts congénitaux évidents

Un SG en chef d’orchestre

Il est clair qu’en clôturant les travaux d’une session, les membres du conseil ne savent eux-mêmes rien de la formulation précise de la décision qui sera signée plus tard par le président et le secrétaire général de l’institution en leur absence. Ils sont donc souvent étrangers, eux les décideurs, aux arguments finalement mobilisés pour condamner ou pour acquitter. Il n’est pas exagéré de penser qu’en fonctionnant ainsi, les membres du conseil sont dans la démission. Je sais qu’au sein du CNC, certains justifient cette façon de fonctionner par le fait que les conseillers ne travaillent pas de façon permanente pour l’institution. Bien que recevable, cet argument est insuffisant. Il est évident que le conseil peut très bien fonctionner autrement au stade actuel de son organisation avec une meilleure implication des membres et une plus grande efficacité dans son travail. On doit espérer que la nouvelle procédure annoncée prenne en compte cet aspect des choses.

Je prends plaisir souvent à demander à certains conseillers s’ils se reconnaissent dans les décisions qui sont rendues publiques. J’ai rarement entendu l’un d’entre eux répondre par l’affirmative. Je ne serais pas surpris que le président du CNC ne comprenne pas grand-chose dans certaines formules contenues dans ces décisions qu’il signe pourtant toutes, parce qu’elles sont souvent écrites dans un langage très éloigné de celui que comprend tout le monde, y compris les milieux professionnels de la presse auxquels il s’adresse avant tout. Dans lesdites décisions, le juridisme règne et les considérations professionnelles sont à la traîne. Pour moi, on est très souvent en face d’une sortie de piste.

Cette situation est compréhensible : les décisions sont rédigées par le secrétaire général du CNC, parfois aidé par ses collaborateurs de la Cellule juridique. J’éprouve un grand respect pour M. JeanThobi Hond, l’actuel secrétaire général, qui est professeur de droit public des universités. Mais je considère humblement au vu de l’observation que cette qualification de base ne le prédispose pas au travail qu’il s’approprie (il ne s’agit point d’une des missions statutaires du SG au regard du décret présidentiel qui réorganise le CNC) avec l’approbation paresseuse des membres du conseil. C’est évident qu’il a des connaissances limitées au sujet des pratiques professionnelles du journalisme. Il ne peut donc avoir un rôle prépondérant, comme c’est le cas, dans le suivi du traitement des requêtes et dans la rédaction des décisions qui sont prises.

Je considère que la composition du conseil ne relève pas du hasard. S’il compte tant de professionnels du monde médiatique en son sein (au moins 8 sur 9), c’est sans doute que le signataire du décret qui réorganise l’institution attend d’elle, dans la gestion des requêtes, qu’elle exerce sa mission dans l’esprit de la «justice des pairs». D’un bout à l’autre du processus de traitement des plaintes au sein du CNC, le journaliste devrait donc être jugé sur son professionnalisme (et les professionnels savent ce que cela signifie) ; chaque décision rendue devrait être écrite dans un langage qui parle aux professionnels et au grand public (comme les journalistes savent bien le faire). Les fautes sanctionnées, tout au moins au sujet du contenu des productions médiatiques, devraient être connues des professionnels et non sorties des spéculations. C’est à ces conditions (et à d’autres qui nous échappent certainement) que le conseil peut œuvrer à améliorer la qualité technique du travail des journalistes et donc participer à un meilleur service de l’information destinée au public.

Monsieur le président,

Il y a moyen pour le conseil de fonctionner autrement et d’être plus efficace dans son travail. Le CNC, le «géant» qu’avait prédit le Pr Joseph Owona dans le cadre d’un exposé présenté au Palais des congrès en 2012 au lendemain du décret présidentiel N°2012/038 du 23 janvier 2012 portant réorganisation du Conseil national de la Communication, est toujours attendu. Il ne tient qu’à vous de l’améliorer pour qu’il cesse d’être souvent le bourreau des professionnels sérieux qu’il rabaisse dans le caniveau par des décisions très discutables alors que des flibustiers continuent d’évoluer sereinement. Des idées existent qui peuvent être mises à votre disposition pour améliorer l’existant, à condition que votre équipe reste ouverte et humble par rapport à sa mission qui n’est guère aisée. Le CNC ne saurait être par sa façon de faire un instrument qui opprime la liberté de presse.

Yaoundé, le 22 mai 2022
C. Bobiokono

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