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Massacres de Kumba : le prix de la radicalisation

Après l’attaque perpétré samedi dernier à Kumba faisant 6 morts et 13 blessés, tous des élèves, l’opinion nationale et internationale est vent debout comme un seul homme pour condamner cet acte odieux et appeler au retour à la paix dans les deux régions anglophones du pays.

Carnage. Difficile de qualifier autrement les images qui ont circulé ce week-end à travers les médias sociaux et dans lesquelles on peut voir dans une salle de classe, des corps sans vie d’écoliers  étalés à même le sol entre les tables-banc, et voguant dans une mare de sang. Tout autour les pleurs d’adultes, qui découvrent visiblement cette boucherie humaine. La scène digne d’un film d’horreur est tournée le samedi 24 octobre 2020 à « Mothere Francisca international Academy », un établissement scolaire situé au quartier Fiango, arrondissement de Kumba 2, dans le département de la Mémé, région du Sud-Ouest Cameroun. Le gouvernement camerounais parle d’un attentat terroriste, perpétré  par les groupes armés séparatistes qui sévissent dans les régions anglophones du pays. Selon sa version des faits, c’est aux alentours de 11 heures qu’un groupe composé d’une dizaine de « terroristes sécessionnistes » a fait irruption à bord de trois motocyclette, dans l’enceinte de l’établissement et a froidement ouvert le feu sur les élèves se trouvant dans les salles de classe. Le premier bilan fait état de 6 morts, tous des élèves âgés entre 9 et 12 ans dont 5 filles et un garçon.  Par ailleurs 13 élèves ont été blessés, soit 10 filles et 3 garçons, et dont 7 cas avérés préoccupants. Le porte-parole du Gouvernement révèle à cet effet que le président de la république a instruit la prise en charge des blessés, lesquelles ont immédiatement été évacués dans les établissements sanitaires dans les villes de Buéa, Kumba et Mutenguene.

Condamnation tous azimuts

Ce énième acte de barbarie n’a pas laissé indifférent l’opinion nationale et internationale. A travers son ambassade au Cameroun, les Etats unis sont montés au créneau pour condamner « dans les termes les plus vifs » cet acte odieux. « Les enfants devraient pouvoir exercer leur droit d’aller à l’école sans craindre pour leur sécurité » peut-on lire sur le communiqué de presse de cette représentation diplomatique. Pour la délégation de l’Union européenne au Cameroun, cette attaque constitue une violation du droit international sur les populations civiles. Les responsables devront« répondre de leurs actes». Même son de cloches du côté de l’ambassade de France au Cameroun, l’ambassadeur s’est dit « révulsé par le massacre d’enfants dans une école », il appelle à une mise en commun des efforts pour mettre un terme au conflit dans les régions anglophones.

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Au plan national, les acteurs politiques du pouvoir comme de l’opposition ne sont pas restés indifférents. «Les enfants qui voulaient seulement assurer l’avenir du Cameroun en prenant leurs leçons à l’école ! STOP à la barbarie. Trop c’est Trop! STOP STOP STOP! » Martèle Grégoire Owona, sécétaire général adjoint du RDPC et par ailleurs Ministre du Travail et de la Sécurité sociale(Mintss). Tout en dénonçant ces actes empreints de barbarie, l’opposition ne manque pas d’indexer la responsabilité du pouvoir en place dans la recherche des solutions. « Combien de morts faut-il encore pour qu’une solution politique ramène la paix dans le NOSO ? » s’interroge Maurice Kamto, le président du Mrc. « Ce manquement a de fait transformé les élèves en bouclier humain, la responsabilité du régime est formellement établie» a dénoncé l’honorable Jean Michel Nitcheu, Député du Social Democratic Front(Sdf). L’Honorable Cabral Libii, président du Prcn n’y est pas allé de main morte et appelle le président de la république à mettre les deux régions en état d’urgence. « L’Etat doit prendre ses responsabilités avec une fermeté à la mesure de l’horreur » a-t-il déclaré.  

Au moment où nous mettions sous-presse, le président de la république lui-même ne s’était pas encore officiellement exprimé sur la question. Néanmoins, sous son instruction, le Premier Ministre Joseph Dion Ngute, a envoyé une délégation interministérielle à Kumba pour réconforter les familles endeuillées. Ces sorties de personnalités publiques reflètent en quelque sorte l’indignation collective qui s’est emparée des camerounais depuis samedi dernier. Comme un deuil national, le son des pleurs se fait de plus en plus ressentir et le désir d’un retour à la paix, de plus en plus sollicité.

Bilan humain : la crise Humanitaire la plus négligée au monde

Ce 24 octobre 2020, ce sont six écoliers (selon le premier bilan) qui ont été froidement abattus dans l’enceinte de leur établissement à Kumba, chef-lieu du département de la Meme, région du Sud-ouest. Un crime attribué à des hommes armés, présentés par le gouvernement comme des combattants séparatistes. Hier [14 février dernier, Ndlr], ce sont 13 personnes dont plusieurs femmes et enfants, qui sont tombés sous des balles de l’armée à Ngarbuh, un village de l’arrondissement de Ndu, département du Ndonga-Mantung, région du Nord-ouest.

Outre ces massacres, la chronique sociale est ainsi alimentée depuis quatre par les « nouvelles » tristes qui viennent de Nord-ouest et du Sud-ouest. Paysans, travailleurs humanitaires, agents publics, autorités administratives et traditionnelles, forces de défense et de sécurité, c’est un jeu de massacre qui se déroule dans ces deux régions depuis que la crise sociopolitique née en octobre 2016 s’est muée fin 2017 en une insurrection armée puis en mini-guérilla, aujourd’hui réduite en de multiples « groupuscules » de bandits de grands chemins, selon les pouvoirs publics, instaurant dans cette partie du pays un véritable climat de terreur.

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170 villages détruits

Dans un rapport paru en mai 2019, l’ONG International crisis group (ICG) estimait à 1 850 morts, 530 000 déplacés internes, des dizaines de milliers de réfugiés et plus de 150 villages détruits. Dans le rapport de suivi du Plan de riposte humanitaire, le coordinateur national du Bureau des Nations Unies des Affaires humanitaires au Cameroun (Ocha), Allegra Baiocchi, indique que « les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont fait l’objet d’une recrudescence d’attaques contre des personnes, de leurs biens et des infrastructures publiques, notamment des centres de santé et des écoles, ainsi que d’incidents persistants contre des travailleurs humanitaires et du personnel médical. » Ce qui entraine une situation humanitaire alarmante.

A fin juin 2020, le Bureau-Cameroun de Ocha estime que « près de 680 000 Camerounais sont désormais déplacés à l’intérieur du pays en raison de cette crise principalement dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, mais aussi dans l’Ouest et le Littoral. 58 000 personnes supplémentaires ont cherché refuge au Nigéria voisin. » L’organisme onusien ajoute que les communautés déplacées ont des besoins aigus en matière de protection, de nourriture, d’abris, d’articles non alimentaires, d’eau et d’assainissement ainsi que d’accès à la santé et à l’éducation.

Malheureusement, sur le financement de 390,9 millions de dollars nécessaire pour le Plan de riposte humanitaire pour la prise en charge des différentes crises que subies le Cameroun  dont celle de Boko Haram dans le bassin du Lac Tchad, les réfugiés centrafricains dans la région de l’Est et la crise anglophone, seuls 147,1 millions de dollars ont déjà été provisionnés par les différents bailleurs de fonds soit 38% de l’enveloppe. Pour ce qui est spécifiquement de la crise dans le Nord-ouest et le Sud-Ouest, seulement 31,9 millions de dollars ont déjà été débloqués sur les 166,2 millions de dollars nécessaires soit 19,2%.

On peut comprendre dès lors pourquoi en se basant sur le manque de financement, le manque d’attention médiatique et la négligence politique, l’ONG « Conseil Norvégien pour les Réfugiés (NRC) », indique dans son classement annuel publié le 7 juin 2019 que « la crise humanitaire qui sévit dans les régions anglophones au Cameroun est la crise humanitaire et de déplacement (de personnes) la plus négligée au monde.» Selon l’ONG présente dans le pays depuis 2017, « nous devons en finir avec cette paralysie de la communauté internationale. Chaque jour que dure ce conflit, la rancœur se renforce et la région se rapproche dangereusement d’une guerre sans merci.»

Bilan socioéconomique : 88% des entreprises impactées par la crise anglophone

L’insécurité qui sévit dans les régions du Sud-Ouest et Nord-Ouest a des incidences économiques globales qui ne peuvent plus être négligées. Dans une étude sur « l’état de l’environnement des affaires au Cameroun », le groupement interpatronal du Cameroun (Gicam) relève que l’insécurité dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest touche plus de 88% des entreprises camerounaises, indépendamment de leur taille. Plus précisément, 90,3% chez des grandes entreprises ; 90% chez des moyennes entreprises ; et 82,6% chez des petites entreprises. C’est la version actualisée du rapport sur les « conséquences économiques et impacts sur l’activité des entreprises » que le patronat a commis en juillet 2018.

En effet depuis 2016, des revendications identitaires dans les deux régions ont progressivement dérivé vers un conflit larvé aux conséquences économiques qui sont aujourd’hui particulièrement désastreuses. Selon le Gicam, le tissu économique des Régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest qui constituent près de 20% de la population camerounaise, s’effondre littéralement, tout au moins en ce qui concerne le secteur formel et les répercussions se font de plus en plus ressentir dans le reste du pays. Toutes les entreprises menant directement ou indirectement des activités dans ces régions indiquent que leurs activités y sont désormais en berne.

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Zones économiquement sinistrées

La situation se caractérise par la fermeture de la plupart des unités de production installées dans ces régions ; le retrait de la présence commerciale pour les entreprises qui y avaient des agences et autres représentations ; la rupture involontaire des contrats avec les partenaires et sous-traitants couvrant ces régions ; le renforcement des mesures de sécurité autour des installations encore opérationnelles et pour les employés qui y travaillent encore, ce qui renchérit considérablement les coûts opérationnels ; l’annulation des plans d’extension, d’investissement et de négociations avec des partenaires étrangers qui se basent souvent sur la capacité de leurs partenaires locaux à s’étendre et conquérir de nouveaux marchés, etc.

Entre 2017 et 2018, la crise actuelle a entrainé une perte de 56 milliards (20%) de recettes d’exportation pour la filière café-cacao. En plus de la filière café-cacao, les deux régions sont aussi des bassins importants pour d’autres filières dans l’agriculture industrielle d’exportation (thé, palmier à huile, hévéa) et l’agriculture vivrière. Les manques à gagner concernant les filières de l’agriculture vivrière sont difficiles à estimer mais devraient être conséquentes puisque les deux régions représentent environ 20% des productions nationales de Maïs, Manioc, Pomme de terre, Haricot et Banane douce.

Au-delà des filières cacao et café, c’est aussi une menace sur le commerce extérieur qui est affecté étant donné le poids de ces produits dans la génération des devises dans notre pays.

Interview

Christian Pout

« Il faut nommer un chef politique pour résoudre cette crise »

L’internationaliste et Président du Centre Africain d’Etudes Internationales, Diplomatiques, Economiques et Stratégiques (CEIDES) estime que les atrocités qui sont commises dans ces régions et qui durent depuis quatre ans devraient amener le gouvernement à adapter sa stratégie de résolution de cette crise.

Le gouvernement indique une fois encore que les bandes armées qui sévissent dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest sont financées et soutenues à partir de «pays amis». Quels moyens peut-il mobiliser pour contraindre ces pays à «lâcher» ces financiers ?

Sur le plan international, ces questions sont délicates et particulièrement complexes. Certes, il y a le comité des sanctions du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui peut être activé. Mais les choses ne sont pas si simples. Il y a un travail de terrain, technique, bref un travail de fonds qui doit au préalable être mené. Il faut tout d’abord que les auteurs de ces actes soient interpellés et exploités, pour que des preuves tangibles et définitives soient apportées au soutien de la démonstration de leurs liens directs avec des personnes résidant hors du Cameroun. Donc il faut que le lien entre tel commanditaire et tel auteur des faits dénoncés soit clairement établi, et que ces commanditaires présumés, qui peuvent bénéficier des protections consulaires de leurs pays de résidence s’ils en ont acquis les nationalités, soient répertoriées et soient clairement identifiés dans une liste exhaustive. D’autre part, l’Etat du Cameroun doit rester extrêmement vigilant et surveiller les mouvements de fonds internationaux en provenance ou à destination du Cameroun, dans le cadre des dispositifs internationaux de lutte contre le financement du terrorisme et de la loi nationale contre le terrorisme. Ce n’est qu’à ce moment que le Cameroun peut engager des actions avec ses partenaires bilatéraux et les organisations internationales dont il est membre, pour que ces commanditaires présumés soient neutralisés à leur tour.

Le Cameroun peut alors demander, dans le cadre des mécanismes internationaux, un renforcement de sa coopération avec des pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, entre autres. Enfin, il ne faut pas perdre de vue le fait que dans les relations internationales, il y a une matrice dont il faut toujours tenir compte : le rapport de force : Quand un pays du sud est-il parvenu à contraindre un pays du nord à engager ou à arrêter des opérations qui préjudicient à ses intérêts ? Il faut remonter au cas du Nicaragua avec les opérations militaires américaines sur son sol (la fameuse la guerre des Bananes, ndlr). Or c’était dans le contexte de la guerre froide, qui n’est plus le même aujourd’hui. Il y a donc une véritable fenêtre d’actions diplomatiques à mener, car autant Boko Haram et les organisations qui lui sont affilées sont reconnus au plan international comme organisations terroristes, autant les groupes qui sévissent dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ne le sont pas. Donc il y a un travail de terrain d’identification claire de ces groupes armés, et un autre, celui-là diplomatique, de leur inscription dans les listes internationales d’organisations terroristes. A partir de ce moment, nous pourrons œuvrer, dans le cadre de la coopération bilatérale et des organisations internationales dont nous sommes membres, à isoler diplomatiquement ces bandes armées et leurs soutiens internationaux.

Pourquoi le gouvernement n’y parvient pas depuis 4 ans ?

Le problème avec la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, au plan international, se trouve à deux niveaux : d’abord il y a aujourd’hui dans le monde tellement d’enjeux, tellement de crises qui préoccupent au plus haut point les puissances internationales qu’il est difficile de l’inscrire dans leur agenda. Ensuite, il y a le fait que dès le déclenchement de la crise, nous avons-nous-mêmes, dans notre communication, fait valoir le fait qu’il s’agit d’un problème camerouno-camerounais, et que nous allions le régler en interne. Nos partenaires bilatéraux et multilatéraux en ont pensé que nous ne voulions pas d’aide, notamment sur le volet politique et diplomatique du problème. A l’époque, nous mobilisions deux principes forts des relations internationales : la souveraineté internationale de notre pays, et la non-ingérence de la communauté internationale dans les affaires internes d’un Etat souverain. Or il y a une grande différence entre ingérence et appui technique. Je pense que l’un des points à améliorer, dans notre communication, serait de reconnaître cette différence. Il nous faut commencer par convaincre tous nos partenaires que cette crise est une crise partagée, pour parvenir à mobiliser toutes les forces politiques et diplomatiques disponibles. Il nous faut arriver à modifier l’attitude de la communauté internationale au sujet de cette crise en imposant l’idée qu’il s’agit d’une crise locale certes, mais dont les ressorts, les enjeux et la résolution sont globaux. Mais pour y parvenir, il faudra intégrer la position de la communauté internationale qui pense, de manière principielle, que tous ceux qui font partie du problème doivent faire partie de la solution.

«Un des points à améliorer», dites-vous. Ce qui veut dire que vous en avez pointez d’autres…

Oui. Et pas seulement sur la communication. Un sujet d’examen à notre avis, c’est le processus de Désarmement, de Démobilisation et de Réinsertion (DDR) des groupes armés qui sévissent dans ces régions. Nous avons engagé ce DDR sans «Gentlement Agrement» avec la partie en face. De ma modeste expérience et de mes modestes lectures, nulle part dans le monde cela n’a marché ainsi. Pour que le processus de DDR marche, il faut au préalable qu’un accord politique, même à minima, soit trouvé entre les forces en présence.

Autre sujet d’examen enfin, l’option militaire qui, dans les faits, domine la réponse officielle à cette crise. Or lisez les plus grands militaires au monde, ils vous diront que le rôle de l’armée dans les théâtres de conflit est avant tout de créer une alternative dans la résolution du conflit. Les militaires veillent à sécuriser les populations, les installations et les équipements collectifs, mais n’ont pas vocation à régler le conflit. Pour la résolution de cette crise, nous proposons que le chef de l’Etat désigne un Haut-Commissaire dédié, qui aurait la haute main sur les aspects politiques et diplomatiques du conflit et qu’ainsi, à côté du chef de guerre, il y ait un chef politique. Ce dernier pourra alors constituer des équipes dédiées avec une chaîne civile comme dans l’armée, et prendre en charge l’ensemble des volets civils de la crise, et solliciter l’assistance technique internationale en matière de résolution des crises de cette nature. Il y a un savoir-faire international en cette matière, mobilisons-le. Et ce ne serait pas porter préjudice à notre souveraineté nationale. Que je sache, les forces spéciales camerounaises engagées dans ce conflit et dans d’autres sont bien équipées et entraînées, dans le cadre de coopérations militaires bien précises, par des partenaires internationaux !

Nous devons profiter de la célébration de l’an 1 du Grand Dialogue National (GDN) pour mener une évaluation sans complaisance de notre stratégie de résolution de cette crise, identifier clairement les erreurs et manquements éventuels et engager résolument un véritable travail de politique de la paix, à la hauteur des attentes des populations meurtries.

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