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Nationalisation d’Eneo : pourquoi le Cameroun sollicite un sursis auprès d’Actis

Officiellement, les pouvoirs publics camerounais demandent deux mois supplémentaires pour finaliser toutes les procédures de vérification du dossier avant la première rencontre avec Actis en vue du rachat de ses parts (51%). Officieusement, la raison se trouverait ailleurs.

Le 4 décembre 2023, Louis Paul Motaze, président du Comité interministériel chargé du rachat des 51% d’actifs détenus par Actis dans la compagnie camerounaise d’électricité Eneo, a adressé une lettre aux dirigeants de ce fonds d’investissement britannique. La correspondance dont EcoMatin a obtenu copie a pour objet : programmation d’une réunion avec le Comité interministériel. En substance, le ministre camerounais des Finances sollicite un sursis de deux mois auprès d’Actis avant l’entame des négociations entre les deux parties.

 Officiellement, la partie camerounaise souhaite mettre à profit ce sursis de 60 jours pour finaliser sa «due diligence». Il s’agit d’un terme juridique utilisé pour parler de toutes les procédures de vérification à mener sur une personne ou une entreprise avant de signer avec elle un contrat ou un accord financier. «Tout en réaffirmant la détermination du gouvernement camerounais à accélérer le processus et à finaliser cette transaction le plus rapidement possible, nous demandons un délai de deux mois à compter de la date de votre réponse, afin de nous permettre de poursuivre notre due diligence», a écrit Louis Paul Motaze dans sa lettre destinée à Actis.

En effet, cette demande est une réponse à une précédente correspondance d’Actis qui invitait le président du Comité interministériel mis en place par le chef de l’Etat camerounais pour piloter ce dossier, de programmer une première rencontre entre les deux parties. Une lettre transmise à Louis Paul Motaze en marge de la session dudit Comité interministériel le 22 novembre 2023. A l’issue de cette rencontre, le ministre des Finances avait d’ailleurs annoncé le lancement imminent des négociations avec Actis. «Nous entrons véritablement dans les négociations parce qu’un gros travail a déjà été fait, et nous avons déjà suffisamment d’éléments qui peuvent fonder la négociation avec Actis. Cela suppose qu’il y a des positions qui peuvent être divergentes. La négociation a justement pour objectif de réduire la part d’incompréhensions», avait-il déclaré. Près de deux semaines plus tard, les données ont changé.

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Les dessous de la requête du Minfi

Selon des informations recueillies auprès de sources avisées, l’un des motifs réels de cette demande de sursis se trouverait ailleurs. En effet, courant août 2023, Yaoundé a recruté l’entreprise KPMG France pour l’accompagner dans le processus de renationalisation de la société de production et de distribution de l’électricité au Cameroun. Ce cabinet d’audit et de conseils avait pour mission d’évaluer le coût actuel de l’action d’Eneo, en vue de la signature d’un protocole d’accord transactionnel visant le rachat par l’Etat du Cameroun des actifs actuellement détenus par Actis dans le capital de l’entreprise.

Leader sur le marché français, réunissant les activités d’audit, de conseil, de droit, de fiscalité et d’expertise comptable, KPMG France avait en principe jusqu’à la fin mois d’octobre pour livrer sa copie au Comité interministériel chargé de négocier avec Actis. Mais, d’après des indiscrétions, le document tant attendu n’était toujours pas parvenu sur la table du Comité interministériel jusqu’au moment où le Minfi signe sa lettre du 4 décembre dernier. Ce qui fait dire à certains observateurs ayant connaissance du dossier, que c’est pour donner le temps à KPMG France de livrer son rapport que la partie camerounaise aurait sollicité un sursis auprès d’Actis.

Le coup de pouce de Financia Capital à Actis

Dans le même temps, Africa Business+ (Jeune Afrique) informe que le fonds britannique (Actis) a confié un travail similaire à Financia Capital, premier prestataire indépendant de services d’investissement (financement d’entreprises, financement de projets, intermédiation en fonds propres et en dette et gestion d’actifs) en Afrique centrale. Fondé par le Camerounais Serge Yanic Nana, ce cabinet financier a déjà remis à Actis tous les éléments devant lui permettre d’aborder sereinement les négociations avec le Cameroun.

Enjeux pour le Cameroun

Du coup, la demande de sursis formulée par la partie camerounaise pourrait affecter significativement le calendrier de la sortie d’Actis du capital d’Eneo. Avec ce délai supplémentaire de deux mois, la première rencontre pourrait finalement se tenir au mois de février 2024, prolongeant potentiellement les négociations sur une période incertaine. Or, il se trouve que le Cameroun a tout intérêt à ce que la renationalisation d’Eneo ne soit pas un échec. L’enjeu majeur dans cette opération de rachat réside dans sa rapidité, nécessitant une définition claire et rapide de la formule d’acquisition des actifs d’Actis. Car, en concluant cette opération rapidement, le Cameroun envoie un signal fort non seulement aux fournisseurs d’Eneo, mais également aux investisseurs, renforçant la confiance et la stabilité du secteur de l’électricité. De l’avis d’experts, tout retard, que ce soit avant et/ou pendant les négociations ou entre le départ d’Actis et la reprise par l’Etat, pourrait avoir des conséquences catastrophiques. Surtout si des litiges juridiques émergent.

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Et les écueils risquent de ne pas manquer si l’on s’en tient notamment à la demande de conciliation que le fonds britannique a envoyée au Premier ministre, Joseph Dion Ngute, au début de juin. L’actionnaire de référence d’Eneo se plaignait déjà de la « perte de valeur » du producteur d’énergie à cause notamment de l’énorme dette que l’Etat avait accumulée. Ce qui risquait de rendre Eneo moins attrayant en cas de revente à un autre investisseur. Il va sans dire que le sujet pèsera lourd au moment des discussions. Tout comme le lancinant sujet de la dette de chacune des parties à l’égard de l’autre. Le dossier avait empoisonné les négociations au moment où Actis rachetait Eneo à l’américain Aes Corp, surtout la reconnaissance des dettes à prendre en compte. Pour le moment, l’Agence de régulation du secteur de l’électricité (Arsel) planche sur les montants fournis par Eneo en vue de leur validation. Cela peut donner lieu à de nouvelles contestations dans les prochaines semaines avant une réconciliation des données.

Notons que le voile subsiste sur le mode de financement envisagé par le gouvernement camerounais pour le rachat des parts d’Actis dans le capital de l’énergéticien national. Mais selon des sources crédibles, l’Etat pourrait effectuer ce rachat non pas en sollicitant le Trésor public, mais plutôt à travers la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) qui ferait d’ailleurs partie du Comité interministériel en charge de conduire ce processus auquel pourrait se greffer la Société nationale des hydrocarbures (SNH).

Plan de redressement

S’il aboutit, ce projet de rachat ramènera les volets production – du moins une partie du parc – et distribution de l’électricité au Cameroun dans le giron de l’Etat (le transport ayant été repris par l’entreprise publique Sonatrel, créée en 2015, Ndlr.), 22 ans après son désengagement de ces activités. Le pays prendrait alors le contrôle total d’une entreprise en proie à d’énormes difficultés financières, avec une dette cumulée de plus de 700 milliards de Fcfa au 31 décembre 2022, dont près de 336 milliards de Fcfa (48%) dus aux fournisseurs parmi lesquels des entreprises publiques. Conscient de la situation, le gouvernement a élaboré un Plan de redressement du secteur de l’électricité au Cameroun (Prsec) qui ambitionne de mobiliser 6 000 milliards de Fcfa entre 2023 et 2030, pour éviter la faillite d’Eneo, à travers notamment la restructuration de ses dettes bancaire et commerciale, et réaliser les investissements nécessaires. Et qui mieux que l’Etat pour mobiliser les financements longs dont ont besoin l’entreprise et le secteur pour leur pérennité.

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