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Taxation mondiale des multinationales : quels enjeux pour l’Afrique et le Cameroun?

Dans cette interview, Alain Symphorien Ndzana Biloa, auteur de « Un système fiscal international 3G pour financer le développement durable » analyse l’impact de la décision du G7 sur l’économie mondiale et les économies africaines en particulier.

Les pays du G7, réunis au Royaume-Uni le samedi 05 juin 2021, ont décidé d’adopter à l’unanimité un taux d’imposition mondial minimum de 15% aux multinationales. Ils ont par ailleurs jeté les bases d’un mécanisme de redistribution des droits à taxer pour imposer les multinationales là où elles réalisent leurs bénéfices, et non plus seulement là où elles sont enregistrées. Cette mesure vise en particulier les grandes entreprises de la Technologie, à savoir Google, Amazon, Facebook, Twitter…EcoMatin a sollicité l’expertise d’Alain Symphorien Ndzana Biloa, Inspecteur des Impôts et auteur de « Un système fiscal international 3G pour financer le développement durable » pour déchiffrer cette actualité.

« Cette mesure ne permettra pas aux pays africains en général et au Cameroun en particulier d’engranger des recettes fiscales supplémentaires » Par Alain Symphorien Ndzana Biloa

Les pays du G7 se sont mis d’accord samedi sur le principe d’une taxation mondiale des multinationales, à hauteur d’au moins 15%. Ce taux vous semble-t-il raisonnable pour parler déjà de justice fiscale ?

Pour être plus complet, il faut dire que les ministres des finances du G7 ont adopté deux principales mesures en rapport avec les deux piliers du projet de réforme de la fiscalité internationale soumis à leur attention. Le premier pilier est relatif à l’attribution des droits d’imposition des bénéfices des multinationales à tous les pays dans lesquels elles exercent leurs activités même lorsqu’elles n’y disposent pas d’une présence physique. A ce propos, il a été arrêté que 20% des bénéfices mondiaux des plus grandes et plus rentables multinationales devront être répartis entre ces pays quand la marge dépasse 10%. Cette répartition se fera selon une clef qui doit encore donner lieu à d’âpres négociations compte tenu des divergences de vues entre les pays riches, les pays émergents et les pays pauvres. Une centaine d’entreprises sera concernée par cette mesure. Le second pilier renvoie au taux minimum d’imposition des multinationales qui a été fixé à 15% et qui sera apprécié pays par pays. Ce taux qui ne dépasse celui de l’Irlande que de 2,5 points et qui consacre le nivellement par le bas est très insuffisant pour permettre le rétablissement de la justice fiscale internationale.

Comparé aux actions isolées des pays, cette démarche consensuelle aura-t-elle un impact important dans la lutte contre l’évasion fiscale à travers le monde ?

Cette démarche aura forcément un impact plus important que celui des mesures unilatérales de lutte contre l’évasion fiscale internationale. D’abord parce qu’elle va permettre de mettre un terme aux tensions commercialo-fiscales provoquées par ces mesures. On se souvient par exemple qu’en guise de rétorsion jusqu’à la dernière minute, le gouvernement américain a mis la pression sur ses partenaires en instaurant les droits de douane sur les produits en provenance des pays qui ont pris des mesures unilatérales tels que la France, l’Espagne, l’Italie, la Grande Bretagne et la Turquie. Sur le plan budgétaire, des évaluations déjà effectuées dans certains pays comme la France qui ont pris de telles mesures montrent que l’association de la répartition des bénéfices des multinationales et du taux minimal de 15% permettra à ce pays d’engranger plus de recettes fiscales qu’avec la taxe Gafa et les autres mesures unilatérales. Mais pour les pays en développement, les dividendes budgétaires risquent d’être très faibles.

Selon les participants à cette rencontre, il s’agit d’une « décision historique ». D’après vous, constitue-elle un pas décisif vers la mise en place d’un système fiscal international de 3e génération ?

Cette décision des ministres des finances du G7 est effectivement historique parce qu’elle intervient un siècle après le consensus fiscal international qui s’est dégagé dans les années 1920 suite à la conférence financière internationale de Bruxelles. Elle pose la véritable première pierre du projet de réforme de la fiscalité internationale. Mais elle a encore des étapes à franchir. Elle doit être entérinée par les membres du Cadre inclusif de l’OCDE en fin juin et surtout ceux du G20 où il faudra convaincre les pays émergents comme l’Inde, la Russie et surtout la Chine en début juillet dans un contexte géopolitique pollué. La route est encore longue et parsemée d’embuches.

Le projet d’une justice fiscale pour les multinationales traîne pourtant dans les tiroirs du G7 depuis belle lurette. Qu’est ce qui selon vous a déclenché cette démarche consensuelle à laquelle on assiste aujourd’hui ?

Cette démarche consensuelle a été catalysée par quatre principaux facteurs : l’ampleur des dégâts causés par le phénomène de l’évasion fiscale internationale sur les finances publiques de tous les pays ; la clameur de l’opinion publique internationale suite aux multiples et récurrentes révélations des scandales de fraude et d’évasion fiscale internationales par les multinationales ; la survenue de la pandémie de la Covid-19 et ses conséquences économiques et sociales, et le changement intervenu à la tête des Etats-Unis avec l’élection de Joe Biden qui à peine installé à la Maison Blanche, a tenu à relancer les négociations bloquées par son prédécesseur Donald Trump.

Après cette première étape, reste à convaincre des pays qui ont bâti leur économie sur des taux d’impôt sur les sociétés particulièrement bas, croyez-vous que le consensus puisse également être trouvé à ce niveau ?

On n’a pas besoin d’un consensus avec les paradis fiscaux auxquels vous faites allusion pour faire avancer les choses pour au moins deux raisons. D’abord, personnellement, j’ai toujours dit que les paradis fiscaux sont à la finance publique ce que les terroristes sont à la sécurité. Il faut les neutraliser et non penser à une quelconque négociation avec eux. Ensuite et selon Jean de MAILLARD et bien d’autres, ces paradis fiscaux ne sont que des leurres dans le système financier international et ne réussissent dans leur sale besogne que parce que les grands pays industrialisés ou émergents ont besoin d’eux. Ils ne le feraient pas sans la connivence active de de certains Etats. Si le consensus du G7 est entériné par les pays membres du cadre inclusif de l’OCDE et du G20, ces pays qui ont bâti leur économie sur le dumping fiscal seront obligés de rentrer dans les rangs. Dans le cas contraire, chaque fois qu’une multinationale aura été imposée à moins de 15% dans une juridiction fiscale, le pays d’origine de cette multinationale prélèvera la différence entre l’impôt payé dans cette juridiction et l’impôt dû à 15%. Ce message fort s’adresse également aux pays en développement qui accordent des cadeaux fiscaux aux multinationales en termes d’exonération de l’impôt sur les sociétés.

Selon l’ONG Tax Justice network, l’Afrique perd en moyenne chaque année au moins 25 milliards de dollars du fait de la fraude fiscale. Cette mesure peut-elle permettre aux pays du continent, dont le Cameroun, de bénéficier de ce processus ?

Le taux minimum de 15% n’est pas suffisamment prohibitif pour empêcher les multinationales opérant en Afrique de continuer à transférer indirectement les bénéfices réalisés dans les paradis fiscaux. En plus, les multinationales qui écument le continent étant asiatiques, américaines ou européennes, les recettes auxquelles les paradis fiscaux auront renoncé et qui résulteront de l’application du taux minimum de 15% seront plutôt récupérées par les pays d’origine desdites multinationales. Il en résulte que cette mesure ne va pas permettre aux pays africains en général et au Cameroun en particulier d’engranger des recettes fiscales supplémentaires proches des 25 milliards de dollars qui s’évaporent chaque année. C’est la cupidité des pays d’origine des multinationales face à l’incurie fiscale des autres Etats.

Que proposez-vous comme solution à l’Afrique et au monde sur cette fiscalité des multinationales, dans un contexte où le besoin en ressources pour la relance de l’économie après la crise de la Covid-19 se fait de plus en plus pressant ?

L’entrée en vigueur de ces mesures est envisagée au 1er janvier 2023. Il faudra déjà respecter ce calendrier en concluant le processus avant cette date. Et pour ce faire, les négociations relatives aux mesures d’accompagnement doivent impérativement aboutir à temps. A titre d’exemple, pour que les deux mesures adoptées produisent les effets escomptés, il faudra que ce consensus soit renforcé par un autre sur les modalités de détermination du résultat sur lequel ce taux minimum de 15% s’appliquera. Sinon, il ne sera qu’un taux épouvantail. Il en est de même du résultat dont les 20% seront répartis entre les pays dans lesquelles une multinationale qui réalise une marge supérieure à 10% exerce les activités.

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