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Prudence Kengne Essomba : « Les femmes dans le secteur bancaire sont peu carriéristes »

A la veille de la célébration de la Journée internationale des droits de la Femme, cette experte des questions réglementaires et des opérations internationales, apporte un regard sur la présence de la gent féminine dans le secteur financier au Cameroun.

Le monde célèbre ce 8 mars, la Journée internationale des droits de la femme, une tranche de la population faiblement représentée dans le tissu économique soit 37%. Qu’est ce qui justifie cette disparité selon vous ?

Je pense que tout va de la définition et des critères pris en compte dans le tissu économique. En tout état de cause, on sait tous que malgré le fait qu’elle ne représente que 37% de ce tissu économique, elle y contribue indirectement à plus de 80%. C’est la femme qui nourrit, qui prévient les maladies, qui éduque et qui soutient. Consacrer une journée de réflexion sur ses droits en 360 jours n’est pas anodin.

Le rapport sur ‘‘le genre et l’entrepreneuriat féminin édition 2020’’ publié par l’Institut national de la statistique révèle que dans le secteur des banques et assurance, on dénombre 71 promotrices (0.1%) contre 209 hommes. Qu’est ce qui justifie selon vous cette sous-représentativité de la gent féminine dans ce secteur ?

Cette sous-représentativité des femmes vient de la méconnaissance de tous les corps de métiers qui trouvent leur place dans la banque : en effet, depuis l’école, nous pensions que seuls les étudiants détenteurs de diplômes en « banque et finance » pouvaient travailler dans une banque ; avec l’expérience, nous avons appris le contraire. Ainsi nous avons les archivistes, les ingénieurs de toutes sortes, les secrétaires, les commerciaux, les comptables, même les métiers de la communication, jadis réservés aux « littéraires », etc.

Toujours dans l’ordre des perceptions tronquées, il y a le fait que dans l’imagerie populaire, les gens voient la banque comme un secteur d’activité dédié aux personnes ayant des aptitudes à « compter et gérer l’argent », c’est-à-dire des aptitudes en mathématiques et une appétence poussée vers les calculs et le risques. Cette vision qui est la plus répandue, est presque contraire à la nature féminine « traditionnelle » car qui dit risque dit « insécurité », dit « aventure » or la femme traditionnelle n’est pas conquérante dans son esprit, elle est plutôt « rassurante ». Elle se referme vite dès qu’elle atteint la « zone de confort ». C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est le « ministre de l’intérieur » ; contrairement à l’homme qui est en conquête permanente.

Si on élargissait le champ d’études au marché financier, comment jugez-vous la présence de la femme dans ce secteur d’activité ?

Mon analyse restera la même, puisque à la base, le marché financier est un prolongement du marché bancaire et des assurances. Le secteur est aussi fortement règlementé et les activités tournent autour de la gestion de la trésorerie, des placements. Bref du risque.

Pouvez-vous nous parler de votre expérience en tant que femme cadre dans une banque, et précisément en tant que professionnelle des questions réglementaires et des opérations internationales ?

En tant que femme cadre et surtout professionnelle des questions réglementaires liées aux opérations internationales (OI), il faut dire que le « statut de femmes » n’influence pas trop dans l’accession au statut de cadre mais la compétence et la maitrise du domaine compte énormément. D’ailleurs je pense que de par leur complexité et le niveau d’exigence et de rigueur que revêtent les opérations internationales, les femmes qui exercent excellent mieux que les hommes. D’ailleurs, au moment où je vous parle plus de responsables à la tête des équipes de OI des banques du Cameroun actuellement sont les femmes.

Avant toute chose je dois signaler que j’ai été la pionnière des opérations internationales dans la banque. Depuis le lancement des toutes premières opérations, l’organisation du travail, etc. furent les premiers défis relevés.

Toute proportion gardée, nous pensons que notre travail a contribué à renforcer le positionnement de la banque, à séduire les correspondants,. à rassurer nos clients de notre professionnalisme, notre travail (le mien et surtout celui de l’équipe) qui permet de rassurer le régulateur (BEAC) quant à notre capacité à mettre en pratique les règlements.

Au niveau institutionnel, nos propositions ont permis de faire avancer la reforme BEAC sur les KYC des donneurs d’ordres et des bénéficiaires (voir art. EcoMatin sur les KYC des bénéficiaires, etc.). Enfin, entre autres réalisation au plan personnel, nous avons contribué à former plusieurs jeunes qui sont aujourd’hui recrutés dans d’autres banques de la place.

Au cours de votre parcours, quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?

La première difficulté c’était de trouver l’équilibre entre l’éducation des enfants, ma vie sociale et mes responsabilités : c’est-à-dire comment assumer mes fonctions tout en restant une maman digne, capable de suivre l’éducation scolaire, familiale et spirituelle de mes enfants.

La deuxième difficulté a été de me retrouver dans tous les textes réglementaires qui régissent l’activité : l’environnement est tellement évolutif et les textes existent tant au niveau régional qu’au niveau national. Entre le code des impôts, le code et la règlementation douanière, et la réglementation des changes ainsi que les textes explicatifs, les circulaires, les notes, la nécessité de s’adapter et de continuer à se former est permanente.

La troisième difficulté, celle de la contextualisation et mise en pratique des textes au mieux des intérêts de toutes les parties : clients, banque et régulateur. Qu’on le veuille ou non, toute connaissance acquise doit être appliquée dans un contexte et doit servir. En tant que banque, nous sommes appelés à veiller à l’application des textes mais aussi à utiliser ces textes pour servir au mieux les clients et mieux gouverner nos institutions.

Sur les 18 banques en activités au  Cameroun, seulement 3 d’entre elles sont dirigées par des femmes. Selon vous, est-ce par manque de compétences ou de profils féminins ?

Je ne parlerai pas de manque mais d’insuffisance des profils féminins comparés aux profils masculins. Ce pour plusieurs raisons : je fais partie d’une banque qui a un effectif de femmes non négligeable. Elles sont nombreuses les femmes que je vois qui peuvent diriger mais il faut savoir que pour diriger, il faut d’abord que votre dossier soit proposé au Conseil d’administration parfois majoritairement constitué d’hommes pour approbation. A ce niveau, beaucoup de candidatures de femmes peuvent être recalées. D’un autre côté, les femmes collègues que je rencontre sont peu carriéristes. Le niveau de stress et de responsabilités de la fonction leur fait peur. En effet, les femmes se contentent très vite du peu d’avantages que leur confère leur statut (zone de confort), comparé aux hommes. Tenez par exemple, sur 06 profils de dirigeants qui sont proposés, vous verrez que les hommes ont une expérience plus variée à cause de leurs capacités à migrer d’une banque à l’autre, alors que vous aurez d’un autre coté les femmes qui concentrent parfois 15 ans d’expérience dans une seule banque. Vers qui jetterez-vous votre dévolu dans un tel cas ? Il est plus facile de voir un homme faire 04 banques en 07 ans qu’une femme.

Aujourd’hui on parle de plus en plus d’égalité homme-femme, votre secteur d’activité n’étant pas épargné. Quels seraient selon vous, les moyens à mettre à place pour intéresser davantage la gent féminine au secteur financier dans son ensemble ?

Ceci serait difficile. Personnellement, je parlerais plutôt d’équité homme-femme car pour que le client soit servi, pour assurer la continuité du service client, les femmes s’appuieront toujours sur les hommes pour y parvenir.

Tout compte fait, les banques font déjà l’effort de créer des offres de service dédiées aux clients femmes ; avec une tarification faible, mais pour les employées femmes également, le respect des mesures prescrites par la sécurité sociale (CNPS) pour celles qui allaitent. Toutefois, le volume du travail des banquiers fait peur malgré le traitement salarial adéquat ; les rentrées tardives et surtout les démêlés avec la justice sont les principaux freins à l’attractivité de la profession pour les femmes. Ainsi donc, nous pensons que la promotion du télétravail à certains postes et suivant la flexibilité et le niveau de digitalisation des activités peut permettre d’aménager un peu les heures de retour pour s’occuper des maris et enfants. Il faut sensibiliser pour déconstruire le mythe sur la profession, faire connaitre les métiers qui contribuent à l’édification d’une banque solide en mettant en avant l’action des femmes. Aussi, il est important d’aménager un cadre juridique liée à la protection et la poursuite judiciaire des femmes : les femmes ont peur de la prison, d’être privées de liberté. Or dans notre secteur c’est le risque le plus présent. Pour inciter et encourager les femmes à s’y intéresser, il faudrait que des mesures judicaires soient prises pour davantage protéger les femmes mères. Exemple : auditions libres, sans tortures ; cadre de détention très sain, s’il s’avère que la détention est la seule option, etc.

En cette semaine de célébration de la femme, quel message adresseriez-vous à vos collègues du secteur bancaire, et à cette femme camerounaise lambda ?

Aux femmes camerounaises, je conseillerai de ne pas céder à la tentation des métiers faciles qui sont vulgairement mis en avant par les réseaux sociaux : prenez le temps de vous former, de bâtir vos vies sur la base d’une compétence sure, certaine et pérenne.

Aux femmes et amazones du secteur, je dirai de ne pas céder à la tentation de l’immigration à tout prix vers le Canada car notre secteur est riche en opportunités et c’est à nous d’être les employeurs de demain et c’est ici que cela se passe Ici.

Enfin, Au-delà du travail au bureau, et des postes, nous devons travailler à rendre notre secteur plus dynamique, bref nous devons contribuer à faire bouger les lignes.

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