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Taxes sur les téléphones et tablettes : les incohérences stratégiques du gouvernement

Ou pourquoi le gouvernement devrait purement et simplement démanteler ces taxes et droits de douane. Explications en cinq questions-réponses.

Le 20 octobre 2020, le directeur général des Douanes a finalement instruit ses collaborateurs, les chefs de secteurs des Douanes, «de prendre les dispositions nécessaires pour renforcer le dispositif de surveillance, de prise en charge et de dédouanement des téléphones et terminaux importés, sans préjudice des acquis de la facilitation». « (…) je vous engage tous, chacun en ce qui le concerne, à s’impliquer personnellement dans les opérations de dédouanement desdites marchandises et à tenir la main ferme pour l’application rigoureuse des présentes prescriptions dont la violation devra être sévèrement sanctionnée», écrivait alors Edwin Fongod Nuvaga.

Le ton comminatoire et directif parfaitement assumé de cette note était alors à la mesure de l’inconfortable situation dans laquelle le gouvernement et l’administration des douanes se trouvaient en relation avec la conduite de ce dossier.

La veille, 19 octobre 2020, par une correspondance du ministre d’Etat, Secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, à son alter égo des Services du Premier ministre chef du gouvernement, Séraphin Magloire Fouda, le président de la République, Paul Biya, demandait au Premier ministre, Joseph Dion Ngute, de «faire surseoir à la mise en œuvre de la collecte par voie numérique des droits de douanes et taxes sur les téléphones et terminaux importés ; (et de) soumettre à sa haute sanction un mécanisme plus approprié de recouvrement desdits droits de douane et autres taxes».

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Pendant plusieurs jours, l’annonce par le gouvernement de l’application effective dès le 15 octobre 2020 de cette réforme fiscale, votée et adoptée par le Parlement et promulguée par le président de la République depuis décembre 2018 dans le cadre de la loi de finances 2019 de la République du Cameroun, avait réussi à lui aliéner les majors du secteur de la téléphonie mobile, des leaders de la classe politique, une grande partie de l’opinion publique.

La rébellion à la réforme pourtant légale a été si vive que, sans solution de sortie de crise en main, le Président Paul Biya a simplement choisi de reculer. L’option ayant été clairement prise pour la non application de cette réforme, et en attendant qu’un système alternatif de prélèvement soit arrêté, la Douane camerounaise a décidé, en quelque sorte, d’en revenir au plan de départ, opportunément maintenu dans la réforme de 2018.

La note du Directeur général des Douanes du 20 octobre 2020 le montre à suffire, l’option du gouvernement et de l’administration publique, dans ce dossier, est définitive : en attendant que les autorités compétentes ne décident d’un autre mode de leur collecte, les taxes et droits sur les téléphones, tablettes et autres terminaux seront, dorénavant bien acquittés. Cette résolution soulève alors plusieurs questions, qu’EcoMatin entreprend d’examiner dans la présente somme.

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Pourquoi le gouvernement est-il résolu à maintenant ?

Dès sa promulgation, la loi de finances 2020 avait consacré un net recul des ressources publiques : 4 951, 7 milliards FCFA de recettes en 2020, contre 5 212 milliards FCFA en 2019.

Sous programme depuis 2017 avec le Fonds Monétaire international-lequel, appuyé par une Facilité élargie de crédit, lui impose une discipline budgétaire et notamment un niveau d’endettement public contraignant-le gouvernement a préféré une réduction de l’espace budgétaire, quitte à réduire d’autant ses possibilités de mobilisation de ce puissant instrument de régulation du cycle économique qu’est le budget, quitte aussi, plus grave, à compromettre définitivement l’atteinte de certains ses objectifs décennaux (inscrits dans le Document de Stratégie pour la croissance et l’Emploi (DSCE)) en matière de droits humains, au lieu de se lancer dans une dynamique d’augmentation de la pression fiscale, option alors jugée inopportune, en raison notamment de ses effets négatifs potentiels sur l’économie.

Le gouvernement, c’est le cas de l’écrire, avait encore le choix. Sauf que, scénario imprévu en 2019, la Covid-19 est venue lui ôter ce choix : la pandémie a imposé une révision à la baisse de 768,6 milliards FCFA des objectifs de mobilisation des recettes internes du fait notamment de la réduction de 14,3% des recettes pétrolières selon le directeur général de l’Economie et de la Programmation des investissements, Isaac Tamba, et dans le même temps, elle a exigé la mise en œuvre d’une stratégie triennale de riposte d’un montant global de près de 480 milliards FCFA, lequel prévoit, pour la seule année 2020, selon le ministère en charge de l’Economie, une injection publique de liquidités de l’ordre de 296 milliards FCFA dans l’économie nationale.

L’exécutif a donc dû réduire de nouveau son espace budgétaire dans le cadre de l’ordonnance rectificative de la loi de Finances de la République du Cameroun pour l’exercice 2020, signée le 03 juin 2020 par le président de la République, consacrant un nouveau recul des ressources budgétaires à 4 409 milliards FCFA, contre 4 951,7 milliards FCFA comme initialement prévu, soit une décote de plus 542 milliards FCFA en valeur absolue.

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Le levier de l’endettement étant structurellement bloqué comme on l’a vu, cette drastique réduction des recettes internes et la substantielle augmentation des dépenses qu’elle lui a imposées, rajoutant à ses contraintes conjoncturelles (crises sécuritaires dans plusieurs régions du pays), ne lui laissent dorénavant qu’une option pertinente: ratisser large sur le poste des recettes internes.

Au surplus, 2021 sera la première année de mise en œuvre de la Stratégie Nationale de Développement 2020-2030 (du fait de ses rigidités structurelles, le gouvernement n’a pas pu lancer cette stratégie jusqu’ici lui faisant déjà perdre 10 mois et sans doute, un an avant même d’avoir démarré), laquelle sera gourmande en ressources budgétaires.

Cette stratégie décennale post DSCE, déjà « arrêtée » selon le ministre en charge de l’Economie, Alamine Ousmane Mey, et «en cours d’édition» selon un de ses collaborateurs, n’étant guère publique, difficile d’avoir une idée précise des ressources dont le gouvernement aura besoin pour son exécution sur toute la période. Mais 2021 étant aussi la première de mise en œuvre du budget programme 2021-2023, le gouvernement a, lors du débat d’orientation budgétaire de juillet 2020, soumis au Parlement, son Document de Programmation Economique et Budgétaire à Moyen Terme (DPEB), qui récapitule ses choix stratégiques en matière de politique budgétaire pour les trois prochaines années. Pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés sur ce triennat, le gouvernement prévoit de mobiliser 14 927,4 milliards FCFA comme ressources budgétaires, dont 10 865,4 milliards FCFA sur le poste de recettes internes et dons. A elle seule l’administration des douanes devra mobiliser 2612,8 milliards FCFA sur toute la période, soit une moyenne annuelle de 871 milliards FCFA, montant bien au-dessus des 650 milliards FCFA qui sont attendus d’elle pour l’exercice finissant.

Autant l’écrire prosaïquement, l’exécutif a et aura besoin de beaucoup d’argent, et c’est dans les poches des ménages et des entreprises qu’il est obligé de puiser. D’où sa détermination à prélever ces taxes et droits sur les téléphones, tablettes et autres terminaux importés, et de manière plus globale, à ne plus laisser dormante, la moindre niche fiscale légalement constituée, tout en maintenant aussi longtemps que possible, la pause fiscale qu’il s’est imposée.

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Pourquoi avoir essayé de collecter ces taxes et droits à «l’intérieur» si l’on avait les moyens de les collecter «à la porte» ?

C’était, techniquement, de l’avis de tous les acteurs et experts interrogés par Eco-Matin, le moyen le plus efficace, c’est-à-dire le moins coûteux de collecter ces taxes et droits. «De manière structurelle, notre administration douanière n’est pas optimalement équipée et dotée pour faire face à la fraude douanière sur les téléphones portables.

D’ailleurs, plusieurs pays comme le nôtre font face à ce phénomène. Ces équipements étant de plus en plus miniaturisés, contrôler leur circulation entre et à l’intérieur des Etats est particulièrement complexe et nécessite des technologies de traçage de pointe, et même une coopération internationale qui n’est pas encore structurée», commence un ingénieur en service au ministère des Postes et Télécommunications. Qui poursuit : «J’ai lu les contre-propositions faites notamment par les opérateurs de téléphonie mobile. Elles sont dignes d’intérêt. Mais elles soulèvent aussi beaucoup de difficultés techniques. Mon avis technique est que la réforme instituée dans la loi de finances de 2019 reste la plus pertinente. Si nous avons échoué à la mettre en œuvre, c’est parce que nous n’avons pas assez tenu compte d’autres paramètres importants dans la conduite de cette réforme».

Pierre Alaka Alaka, professeur d’université, juriste, fiscaliste de renom, partage, à quelques nuances près, la même position : «La formule qui avait été trouvée était la meilleure de mon point de vue en tant que technicien. C’était le moyen le plus commode pour recouvrer ces taxes et droits, et ralentir la contrebande sur ce produit. Maintenant, on risque d’aller vers une situation où vous achetez un téléphone non dédouané et vous êtes contraint d’aller vers les services des Douanes pour le dédouaner, ce qui va entraîner une perte de temps et des tracasseries, alors que dans la formule qui a été stoppée, on vous prélevait progressivement, jusqu’à paiement complet des taxes et droits, sans autre forme de désagrément», soutient-il.

Si le directeur général des Douanes demande à ses collaborateurs de «prendre toutes les dispositions nécessaires» pour prélever ces droits et taxes, c’est bien parce qu’il est conscient de la grande difficulté de la tâche.

Et ce qui est tout aussi constant, c’est que les ressources humaines, logistiques, financières qui vont être additionnellement mobilisées dans le cadre de ce déploiement de la Douane vont alourdir la charge administrative de ces taxes, et en accentuer l’inefficacité. Ceci sans garantie de réduction conséquente du phénomène de la contrebande sur ce produit, sans garantie non plus de l’atteinte par cette administration, des objectifs déclarés : réaliser en totalité le potentiel fiscal de l’importation des téléphones et autres terminaux assimilés, et mobiliser ainsi 13 milliards FCFA chaque année sur ce poste, contre le milliard environ actuellement collecté.

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Qui va payer les taxes et droits ?

Les importateurs et les consommateurs. L’une des raisons pour lesquelles la réforme a été si largement stipendiée dans l’opinion publique, c’était l’idée, fausse, mais très largement répandue selon laquelle seul l’utilisateur, et donc le consommateur, allait supporter la charge de ces taxes et droits, dont le cumul se monte à 33,05% de la valeur imposable des téléphones et autres terminaux concernés. Le débat public sur cette question, largement dominé par ce que les économistes appellent pour bien le moquer la théorie de «l’effet papier tue-mouches», a globalement ignoré les effets indirects des taxes et impôts.

Selon cette théorie rarement vérifiée dans les faits, le poids de la fiscalité, comme une mouche sur un papier tue-mouche, se fixe là où il atterrit en premier. Or un consensus global, né des expériences empiriques, gouverne les théories sur l’incidence fiscale, entendue comme la manière dont la charge d’une taxe se répartit entre participants à un marché : quelque soit le mode de collecte d’une taxe, la part supportée par les vendeurs et par les acheteurs reste inchangée.

De la sorte, les décideurs politiques peuvent décider de quelle poche (de celle de l’acheteur ou de celle du vendeur) proviendra le paiement de la taxe, mais ils ne peuvent pas légiférer sur qui va réellement payer la taxe. Seules les forces du marché, celles de l’offre et de la demande, sont décisionnaires sur ce dernier point. Pour mesurer avec pertinence l’incidence fiscale sur un marché, les économistes ont conceptualisé une variable, l’élasticité-prix de la demande et de l’offre.

En cas d’augmentation du prix d’un produit, cette variable mesure simplement la capacité des vendeurs, ou des acheteurs de ce produit, à quitter le marché, ou plus simplement, à «aller voir ailleurs». Selon cette logique, l’instauration d’une taxe sur un produit ayant généralement pour conséquence directe un renchérissement du prix dudit produit, c’est celui du vendeur ou de l’acheteur, qui n’a pas d’autre choix que de continuer à participer au marché, quelque soit le prix du bien, qui supportera toute ou la grande partie de la charge fiscale.

En l’occurrence, le marché des téléphones, tablettes et autres, étant un marché segmenté en fonction des caractéristiques et donc des gammes des équipements, il est encore plus difficile de déterminer d’avance qui supportera quelle part des 33,05%. Mais déjà, globalement, sur le segment des équipements professionnels par exemple, les acheteurs ne pouvant s’en passer au risque de perturber leurs activités professionnelles-auront tendance à accepter de supporter, bien malgré eux, une éventuelle augmentation des prix, et donc une grande partie de la taxe, sinon sa totalité.

Parfaitement conscients de la faible élasticité-prix de ces acheteurs, les vendeurs (donc les importateurs) n’hésiteront pas à répercuter la totalité de la taxe sur le prix des téléphones et autres terminaux et de la faire payer ainsi à leurs clients. Pour les utilisateurs occasionnels de ces équipements, c’est à dire ceux qui disposent d’une forte élasticité-prix, un éventuel renchérissement des prix des terminaux pourraient les amener à ne plus en acheter. Pour écouler leurs stocks, les vendeurs seraient alors contraints de maintenir les prix en l’état, et de supporter la totalité de la taxe. Mécanismes complexes s’il en est, que seules de rigoureuses études de marché à postériori permettent de préciser.

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Maintenant que les taxes et droits sont effectivement prélevées, que va-t-il se passer ?

Sur le marché des téléphones, tablettes et autres terminaux, l’application effective des taxes et droits de douane (tarif extérieur commun, taxe sur la valeur ajoutée, centimes additionnels, taxe communautaire d’intégration, contribution communautaire d’intégration, contribution d’intégration africaine, redevance informatique, etc.) d’un montant cumulé de 33,05 % de leur valeur imposable va entraîner directement une augmentation de leurs prix et un rétrécissement de la taille du marché.

Ceux des vendeurs et des acheteurs dont les intérêts seront significativement contrariés par cette hausse des prix et qui ont des alternatives plus intéressantes (la fameuse élasticité-prix), choisiront l’ «Exit Option» et quitteront le marché. La distorsion dudit marché, induite par ces taxes, va entraîner une diminution des gains à l’échange et une diminution de bien être pour l’ensemble de la société. Ces diminutions, conceptualisées par les économistes sous le vocable de «perte sèche» ou de «charge morte», sont positivement corrélées, et même proportionnelles au niveau de réduction de la taille du marché. Même pour l’administration douanière, l’atteinte des objectifs de mobilisation des recettes annoncées est menacée : plusieurs acheteurs et vendeurs devant quitter le marché, les importations se rétréciront, les recettes avec.

De plus, l’administration douanière devant mobiliser plus de ressources pour collecter ces droits et taxes, le rendement de ces derniers (c’est-à-dire le rapport entre le produit de ces taxes et droits et les moyens mis en œuvre pour obtenir ce produit) s’en trouvera encore diminué.

Sur le marché des services liés, comme ceux des réparations, et des services de télécommunications, des manques à gagner similaires sont à redouter. S’agissant des opérateurs des télécommunications en particulier, la perte de leur oligopole, ou pour coller à la réalité, de leur duopole dans la vente des téléphones portables et tablettes leur avait fait perdre des revenus considérables. Mais depuis, ces pertes ont largement été compensées.

Selon les chiffres du ministère des Postes et Télécommunications de 2015, le parc d’abonnés à la téléphonie mobile est passé de 8 684 214 en 2010, à 19 467 061 en 2015, et le nombre d’abonnés Internet de 286 867 en 2012 à 627 102 en 2014. Le chiffre d’affaires du marché mobile est ainsi passé de 355, 64 milliards FCFA en 2010, à 457, 85 milliards FCFA en 2014.

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Performances turbo-portées

Selon les rapports annuels successifs d’observation du marché des communications électroniques au Cameroun de l’Agence de régulation des Télécommunications (ART), et le Rapport sur la situation et les perspectives économiques, sociales et financières de la Nation, (exercice 2019) produit par le ministère des Finances en novembre 2019, le parc d’abonnés mobiles était de 18 816 471 en 2016, 19 706 027 en 2017, et 18 391 632 en 2018. Celui des abonnés internet était quant à lui de 8 084 716 en 2016, 8 278 198 en 2017, et 10 184 017 en 2018. Le chiffre d’affaires du marché mobile était, toujours selon les mêmes sources, de 468,6 milliards FCFA en 2016, 480,8 milliards FCFA en 2017, avant de reculer légèrement à 448, 9 milliards FCFA en 2018.

On le voit, la démocratisation du téléphone portable, qui signifiait une augmentation de la demande en services de télécommunications (et, accessoirement en service après-vente des terminaux), a turbo-porté les résultats d’exploitation des deux grands leaders de ce marché que sont MTN Cameroon et Orange Cameroun au cours des dernières années, faisant d’eux les principaux bénéficiaires de cette tendance lourde de l’économie nationale, ainsi que le reconnaît Pierre Alaka Alaka, qui insiste en outre pour la formulation et la mise en œuvre de politiques gouvernementales claires, à même d’accroître la part des intérêts nationaux (Camtel et Nextel) dans ce marché.

L’effectivité de l’acquittement des droits et taxes à l’importation des téléphones, tablettes et autres terminaux constitue déjà une contrainte supplémentaire et même la menace la plus imminente pour ce secteur déjà mis sous corset par la réduction de l’activité dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, entre autres. La vive opposition et l’intense lobbying mené par ces opérateurs auprès des plus hautes autorités de l’Etat pour faire échec à la réforme de 2018 tient aussi, à la vérité, de leur volonté de se prémunir de cette nouvelle menace.

Ces effets négatifs, généralement inévitables et enregistrés dans ce que l’on appelle les coûts de la fiscalité, représentent, en quelque sorte, le prix à payer pour avoir des services publics de bonne qualité. Mais en cette occurrence, ils objectivent surtout une menace encore plus grande pour le pays. Car avec cette évolution, c’est «le téléphone pour tous», l’un des acquis majeurs du Cameroun au cours de la décennie finissante, obtenu grâce à la baisse des prix mondiaux de ces terminaux, mais surtout grâce, et paradoxalement, à la fraude douanière, qui se retrouve ainsi menacé.

L’institution de ces taxes et droits, mieux l’incorporation et le maintien des téléphones, tablettes et autres modems dans leurs différentes assiettes, et plus encore, la décision du gouvernement de systématiser leur acquittement, signent comme une incohérence stratégique des pouvoirs publics.

Dans tous les documents de planification stratégique de la décennie finissante, à commencer par le Document de stratégie pour la Croissance et l’Emploi (DSCE), érigé en «boussole de l’action gouvernementale» pour cette période, le gouvernement n’a eu de cesse de rappeler, à juste titre d’ailleurs, son option irréversible et massive de poser le secteur du numérique au cœur du développement économique et social de la nation.

«Les objectifs stratégiques du domaine des Télécommunications/TIC à l’horizon 2020 seront notamment de : porter la télé densité fixe à 45% et la télé densité mobile à 65% ; doter 40 000 villages de moyens de télécommunications modernes ; mettre à la disposition du public une offre d’accès à 2 Mb/s dans toutes les villes ayant un central numérique ; et multiplier par 50 le nombre d’emplois directs et indirects», écrivait-il par exemple dans le DSCE.

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Menace sérieuse

Dans le Plan Stratégique Cameroun numérique 2015, mis en œuvre depuis 2015 par le ministère des Postes et Télécommunications, et dont la vision est de «faire du Cameroun un pays numérique en 2020», le gouvernement pose notamment que «l’utilisation efficace des technologies de l’Information et de la communication, dans tous les domaines de la vie économique et sociale est une priorité pour assurer au Cameroun une croissance économique durable». La stratégie de l’exécutif pour y parvenir est déroulée en 8 axes majeurs, avec des objectifs clairs et chiffrés (voir encadrés 1 et 2).

En particulier, le gouvernement projetait de porter la contribution du secteur du numérique à la croissance du pays de 5% en 2016 à 10% en 2020. Fin janvier 2020, lors de la Conférence annuelle des services centraux et déconcentrés du ministère des Postes et Télécommunications, l’ingénieur financier Babissakana estimait, sur la base des statistiques officielles disponibles, que la contribution du secteur numérique à la création de la richesse nationale se situerait autour de 5-6% du PIB par an. Preuve que sur cet indicateur, la performance du gouvernement par rapport à ses propres objectifs a été quasi nulle.

En attendant un bilan pertinent de cette stratégie sectorielle, il n’est pas prématuré d’écrire que ses résultats seront décevants. Car si «le téléphone pour tous» est bien effectif au Cameroun, ce n’est pas grâce au gouvernement, qui est resté très en retrait de ses propres objectifs dans le secteur du numérique et dont la décision d’appliquer les droits et taxes de douanes sur ces équipements menace sérieusement ce seul motif de satisfaction. Stratégiquement, pour lui, l’heure est plutôt au renforcement de ses moyens et de sa mobilisation, pour booster ses performances dans ce domaine, tirant évidemment avantage des insuffisances de la précédente mandature.

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Que faire maintenant ?

EcoMatin soutient l’idée qu’au regard de tout ce qui précède, il y a lieu, dans l’immédiat, de détaxer les téléphones, les tablettes et autres terminaux, ou à tout le moins, de les exonérer de certains de ces droits et taxes, pour préserver et même renforcer la démocratisation dont ils font l’objet.

Qu’il s’agisse de l’éducation (Face à la Covid-19, le téléenseignement s’est révélé être la seule garantie de la continuité du service de l’éducation, et sans doute, sa prochaine frontière), de la formation professionnelle et continue, du renforcement de la compétitivité des entreprises et de l’économie tout entière, du rapprochement de l’administration publique des citoyens, de l’amélioration de la gouvernance, de la lutte contre la pauvreté, du renforcement de l’inclusion financière, de l’agriculture de deuxième génération (lorsque les fermiers de Salapoumbé, dans l’Est profond pourront, grâce à leur téléphones portables chargés au solaire, et en dépit du maque des infrastructures de base, suivre les cours des matières premières agricoles dans les principales places boursières d’Afrique et du monde, et déterminer en conséquence les volumes de cacao ou de café, entre autres, à produire), de la généralisation des services de santé, etc, le téléphone portable est devenu et deviendra encore, une technologie structurante pour les pays africains comme le Cameroun, et un moyen efficace de limiter les effets néfastes dus aux retards accusés dans l’adoption des autres technologies.

A moyen terme, le marché du téléphone et des terminaux assimilés devra bénéficier, au regard de leurs externalités positives sur l’ensemble de la société, de larges subventions de l’Etat, pour en garantir une production locale optimale. A ce moment-là, et seulement à ce moment-là, il conviendra de surtaxer leurs importations, pour protéger cette industrie locale. Les partisans de l’érection des barrières douanières à l’aide de droits et taxes dissuasifs pour certains produits mobilisent en général, et avec raison, l’impératif de protection de l’industrie locale, surtout si cette dernière est naissante.

Dans le cas du Cameroun, et en dépit des objectifs que le gouvernement s’était librement assigné en matière de production locale de ces terminaux, cette industrie n’est pas naissante : sa fécondation n’a même pas encore eu lieu…

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Les axes stratégiques de la vision du gouvernement dans le numérique à l’horizon 2020

1-Développer les infrastructures large bande ;

2-Accroître la production et l’offre des contenus numériques ;

3-Assurer la transformation numérique de l’administration et des entreprises ;

4-Promouvoir la culture du numérique par la généralisation de l’usage des TIC dans la société ;

5-Renforcer la confiance numérique ;

6-Développer une industrie locale du numérique et encourager la recherche et l’innovation ;

7-Assurer le développement du capital humain et le leadership dans le numérique ;

8-Assurer l’amélioration de la gouvernance et appui institutionnel.

Source : Plan Stratégique Cameroun numérique 2015, Minpostel, 2015.

Objectifs chiffrés 2020 du gouvernement dans le numérique
IndicateursSituation de référence (2016)Objectifs (2020)
Développement économique
Contribution du numérique au PIB*5%10%
Nombre d’emplois directs créés dans le numérique10 00050 000
Contribution annuelle moyenne du secteur au titre d’impôts et taxes136 milliards de FCFA300 milliards de FCFA
Développement social
% de ménages ayant accès à l’Internet6%20%
% d’accès à l’Internet haut débit dans les grandes entreprisesND95%
% population ayant un accès large bande fixe à domicile (au moins 2 Mbits)4%10%
% population ayant un accès large bande mobileND65%
Population rurale desservie par point d’accès communautaire47 00010 000
Coût moyen du Mbit/s par mois (Fcfa)23 00010 000
Positionnement international  
Indice de Développement du e-Government (EGDI)0,27820,50
Networked Readiness Index “NRI”3,04,50
Indice de Cybersécurité “GCI”0,41180,65
Source : Plan Stratégique Cameroun numérique 2015, Minpostel, 2015
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